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Shetland #01 | Jeudi 25 avril 2024

Paris — Amsterdam — Aberdeen — Sumburgh — Lerwick

Carnet du voyage aux Shetlands de S et N
Lerwick, ©Sylvie Strangejazzy

25 avril, jour du départ. Le voyage commence vraiment, il commence par les pieds qui se hâtent dans les couloirs si neutres des grands aéroports, dans les mains qui tiennent ferme les poignées des bagages, le voyage est bien là, plus seulement dans la tête. Dans la tête, le jour du départ n’a pas vraiment de date, c’était il y a bien longtemps, une image, un nom, lu sur une carte, en description d’une image, prononcé dans une conversation ou entendu dans une vidéo, un nom en l’air qui s’installe dans la tête pour y construire son nid. Une idée qui grossit jusqu’à devenir projet, billet d’avion, réservations, voyage. Pourquoi là, juste là et à ce moment-là, on a plein de raisons, celles qu’on identifie et puis les autres aussi qui font qu’un jour l’idée finit en haut de la liste et qu’on fixe une date dans le calendrier. 

Tout ce qu’il y a à faire avant ce grand jour-là, nous rapproche du voyage, nous le rend plus concret avec déjà les listes du côté matériel de la réalité. Vérifier le passeport, le grand sac à remplir pour ne manquer de rien, mais sans trop se charger pour ne pas s’encombrer, les choses à acheter ou à se faire prêter, compléter l’équipement, faire une liste de bouquins, à lire avant le départ et puis pendant le voyage pour les moments de creux ou s’endormir le soir, les sites à visiter et puis notre attention tiraillée par la manche par des histoires, des mots ou surtout des images qui ne nous auraient pas fait lever le moindre cil il y a quelques semaines, mais maintenant nous rappelle le voyage imminent et la destination. Le seul nom de Shetland fonctionne comme un aimant dont la force s’accroit quand la date du départ ne se rapproche plus en mois, mais en semaines ou en jours.

Et maintenant on y est. Nuit courte d’excitation et puis de départ tôt pour profiter du jour au moment de l’arrivée. Aéroports, couloirs, tapis roulants, couloirs, guichets avec numéros, avec lettres, avec logos des compagnies aériennes, couloirs, employés uniformes même si les couleurs changent avec l’entreprise. D’autres voyageurs aussi qui font le plus grand nombre des humains qu’on rencontre dans un aéroport. Des gens que l’on côtoie ou que l’on croise à peine, qui vont dans l’autre sens tout chargés de bagages, de souvenirs, de peurs ou bien d’attentes suivant qu’ils s’en reviennent ou bien qu’il se dirigent vers leur destination. Avec eux, on partage du temps, des anecdotes, des sourires amusés ou des énervements, ils sont sujets d’étude, moyens de distraction ou bien de rigolade, d’émotions partagées. On passera comme eux au guichet du douanier tranquille ou pointilleux qui épluche les papiers et démonte les bagages au point de nous faire croire qu’on va manquer l’avion. Et puis enfin l’appel du haut-parleur trop sourd et qu’on entend à peine à cause des gens qui crient d’avoir perdu l’enfant, ou que le dernier du groupe prenne enfin la mesure de l’urgence de courir pour assurer la suite. Mais enfin on y est devant cette fameuse porte avec les gens qui poussent pour passer avant vous ou resquiller une place dans la file d’attente quand chacun a la sienne inscrite sur son billet. Escalier ou couloir, sans sortir ou sentir l’odeur du kérosène et le bruit des moteurs, on entre dans l’avion, bousculade pour trouver une place pour son sac dans les coffres trop petits et puis tout le monde s’assoit, on boucle sa ceinture, l’annonce et les fameuses consignes de sécurité, hôtesse en sémaphore qui agite les bras quand personne ne l’écoute, quand ceux qui la regardent ont le sourire moqueur collé au coin des lèvres, avec l’hôtesse elle-même qui suinte la lassitude de la répétition derrière son lisse sourire.

Décollage. Anxiété affichée, habitude ou dédain, on est collé au siège tous autant que l’on est. Et puis les choses se calment, on attaque la croisière et son rythme tranquille. C’est le moment de lire pour ceux qui ont un livre dans le trop petit bagage qu’on aura eu le droit de garder avec soi. 

Lire dans l’avion. Alternance d’attention et de dérangements, aussi de distractions. Les autres passagers, les annonces, déplacements, et sollicitations compliquent la lecture, alors être capable de rentrer et sortir du bouquin en question sans pour autant chaque fois revenir en arrière pour se remette dans le bain, exercice difficile, au moins plus compliqué que ce qu’il n’y parait, comme de lire dans le train. Une idée par exemple, excepté le cas spécial de l’envie de savoir la suite pour une histoire en cours, est de choisir un livre qui va nous en dire plus sur la destination, comme un filtre artistique ou juste un regard autre, comme on connait un lieu d’après une peinture. Ce sera une lecture par contraste ou écho pour construire doucement le voyage à venir, qui nous met dans la tête une idée de paysage que l’on pourra ensuite découvrir pour de vrai, une idée comme un endroit vu de loin ou de haut ou dans une lumière faible, dans une sorte de brume. On n’arrivera pas en page blanche et vide dans ce nouvel endroit, on aura déjà en tête une sorte de croquis qu’il faudra compléter, détailler, peaufiner. Corriger parfois, mais qui fera support, qui sera si précieux pour nous permettre de choisir, plutôt là-bas qu’ici. De se sentir un peu en pays d’habitude, car nous autres humains sommes êtres d’apprivoisement, de familiarité et de peu d’aptitude à tout saisir d’un coup de ce qui est nouveau. Lire avant de partir pour ne pas débarquer comme Axel Lidenbrock au centre de la terre, comme un cheveu sur la soupe. Comme vient l’habitude de déchiffrer les noms, les mots ou les accents qu’on aura déjà lu. Le difficile de lire dans ce genre d’endroits tient aux interruptions, à ces obligations de sortir du bouquin que l’on ne maitrise pas. Il est vraiment très rare que l’avion ait l’élégance d’atterrir à la fin du chapitre, il faut alors quitter l’histoire ou le récit au beau milieu d’une page, au beau milieu d’une phrase. 

Pour aller aux Shetlands, il faut plusieurs atterrissages dans le même voyage, correspondance à Amsterdam puis Aberdeen avant que le dernier avion, le plus petit avec ses hélices que les anxieux ou les amateurs peuvent observer par le hublot, ne se pose sur la piste de Sumburgh. Premier contact avec les iles Shetland, tout au sud de Mainland, la plus grande et la plus peuplée des îles de l’archipel. En regardant vers le nord, on a sous les yeux la centaine d’îles, dont une quinzaine habitée qui compose les Shetlands. Sur la carte, l’archipel est étroit et très allongé, déjà une quarantaine de kilomètres entre Sumburgh et Lerwick, la capitale administrative et la ville ayant le plus d’habitants.

À l’aéroport, récupérer ses bagages, prendre possession de la voiture de location qui servira tout au long du séjour, y caler valises, sacs et vêtements, prendre ou reprendre ses marques avec le volant placé du côté droit et les vitesses à gauche, inverser ses réflexes pour les jours à venir, s’installer dans les sièges avec cette odeur de produit de nettoyage toujours un peu trop frais ou un peu trop fleuri, enfin un peu trop là. La main gauche passe la vitesse, les pieds aussi s’inversent, la main, pendant ce temps cherche le clignotant, non, l’autre main. Et puis on s’habitue, on intègre tout ça et les yeux se hasardent ailleurs que sur la route ou sur les boutons et manettes qu’on trouve désormais sans le secours du regard. Il fait beau, quelques nuages, mais rien de menaçant, prendre la route du nord. Les noms de villages défilent le long de la principale A970. Dunrossness, Levenwick, Channerwick, Cunningsburgh, Fladdabister, Quarff, Gulberwick et enfin Lerwick. Quitter les vues sur mer, les prairies, les moutons, les jonquilles, les clôtures barbelées qui délimitent les champs, les parcs pour les bêtes, mais qui doivent compliquer les envies de randonnées.

À Lerwick, s’installer dans l’appartement loué pour le séjour au centre de la ville avec vue sur le port en se penchant une peu. Juste poser les bagages et vite retrouver les rues. Pas d’immeubles par ici, des maisons de pierres grises, trois étages pour les grandes, solides, sobres pour la plupart, toits d’ardoises d’un gris un peu plus sombre que les murs, des fenêtres pas trop grandes, boiseries peintes en blanc, ouvertures guillotines. Ici le vent est chez lui, ne pas donner trop de prises aux tempêtes qu’on devine comme étant choses sérieuses, tout est bien attaché, propret et bien rangé, rues au sol goudronné, et trottoirs pavés de grandes dalles de pierres de teintes différentes même si le gris domine.

Dans le pub choisi pour un premier contact, on boit surtout de la bière, accoudé au comptoir, quelques tables quand même, mais garder une grande place pour le jeu de fléchettes. Un tapis en longueur délimite la zone où ne pas se tenir, au bout la barre en bois bien fixée dans le sol pour savoir où se tenir au moment de lancer et deux habitués, déjà en pleine partie, sans oublier bien sur les spectateurs au bar qui partagent leurs répliques, leurs onomatopées et leurs éclats de rire entre la cible et l’écran de la télévision, en boucle sur les infos ou le sport ou les deux. Pas mieux pour une entrée en matière. Ensuite petite balade dans la ville, les maisons toutes en pierres, mais jamais faites pareilles, les places, les placettes, rues plutôt commerçantes ou bien résidentielles, avec le port comme centre de demi-cercle, l’océan jamais loin, parfois même les maisons construites les pieds dans l’eau. De l’eau, encore, un peu plus tard sous forme de pluie, fine et pas bien méchante, mais depuis 1471, les Shetlands sont sous administration écossaise, alors le pot de bienvenue c’est toujours façon douche, pour fêter comme il faut ce premier jour sur l’île. Une bonne raison pour se réfugier et manger dans un des nombreux restaurants de la ville. Cuisine népalaise, indienne, chinoise, fish and chips, brasserie, comme un peu partout en Écosse et au Royaume-Uni. Mais pour manger local, le choix sera vite fait, un coup d’œil autour de soi, et ce sera agneau, poisson ou fruits de mer. Après le repas, rentrer tranquillement à pied jusqu’à l’appartement. Déjà pas mal de choses dans cette première journée. Les lampadaires font briller les dalles d’ardoise humidifiées par la bruine, les maisons n’ont pas de volets, mais le sombre suffit à les replier sur elles-mêmes, c’est une autre Lerwick après le soleil de l’après-midi, une Lerwick jalouse du sommeil de ses gens. 

Pour demain la météo annonce encore du beau, on verra.