Archives de catégorie : Parus

Chelsea Hotel

Paru, avec plein d'autres (à lire, à voir, à écouter), dans la revue "Les villes en voix", mai 2024.
Les villes en voix
© Google Street View

Tu ne sais plus très bien, si tu marches, si tu danses. Tu touches à peine le sol, tu l’effleures, le caresses. Tes pieds sont des doigts, ils suivent la musique, ils marquent aussi les mots, la musique des mots. Un pas à chaque rime. I remember you well / in the Chelsea Hotel /. C’est la musique qui déplace tes pieds, tu adaptes ta marche aux descentes et aux montées en allongeant le pas, mais sans toucher au rythme, pour le rythme tu n’as plus le contrôle, la musique bouge tes jambes pour toi. C’est ça, tu marches dans tes oreilles, la mesure, en cadence, déclamée par tes pieds. Cette chanson ne te quitte pas, le timbre de la voix de Leonard Cohen, si grave sur sa fin, si lourde d’un tas de choses, y compris de beauté, cette voix habite ta tête depuis hier, depuis que tu es passée devant ce bâtiment, devant le Chelsea Hotel. La façade est immense. Pas immense à l’échelle de la ville, puisque tu es à New York, mais immense à l’échelle de la brique, du nombre infini de briques rouges qu’il fallût assembler pour construire l’édifice. Immense par le nombre de ses fenêtres pareilles, par les volutes forgées, noires, qui habillent les balcons, motifs qui se répètent, se répètent et se répètent, comme un refrain de chanson. Immense par la symétrie stricte de ce géant glorieux, l’asymétrie espiègle d’une plante en pot ici et d’une cheminée là, plus haute que sa voisine, et par le nez si haut qui partage strictement deux rangées d’yeux de verre, parfois voilés de stores. Immense aussi, bien sûr, par tout ce que tu sais, tout ce que tu as lu. L’année de construction ce 1883, qui en fait un ancêtre, un sage auréolé de son presque siècle et demi comme d’avoir vu changer les centaines et les mille dans la date du jour et d’avoir même été, au jour de sa naissance, le plus haut de la ville avec ses douze étages. Mais immense surtout par ses bras du début, construits pour accueillir, pour loger bien au chaud et pour faire une place à ceux qui rêvent plus grand que leurs revenus trop faibles, les chanteuses, les poètes, les épris de musique et puis les écrivains ou ceux du cinéma, ils avaient là leur place dans le vieux et le sale, les odeurs de poussière, le moite de la ville, le trop chaud de l’été et les câbles électriques à peine dissimulés en face de l’ascenseur, mais ils avaient une place. Maintenant c’est fini, plus d’artistes débutants, fauchés au bout du mois. Travaux, échafaudages, et nouvelle direction. Pour venir dormir là il faut être établi, avoir pignon sur rue, si possible une grande rue. Il reste l’emballage, plus rien à l’intérieur, plus de Janis Joplin, de Leonard Cohen. Mais restent la chanson et les mots du poète. Alors tu comprends mieux, entre deux pas de danse, que les choses ont changé et que l’immeuble, comme eux, et comme tous les autres qui ont fait de ces briques quelque chose d’immense, ont tous fini, maintenant, par tourner le dos au monde

Dans la montée

Paru, avec plein d'autres, dans la revue "Les villes en voix", janvier 2024.
Les villes en voix

Dans la montée, le corps reprend le dessus. Il s’échauffe, il s’essouffle, il renâcle, les jambes ronchonnent, se plaignent et se traînent, on crache nos poumons avec l’air qu’ils réchauffent. Dans la montée, on se recentre sur soi, sur le dedans de soi, sur la machine qui freine quand on aimerait tant se mettre à virevolter. Dans la montée, les yeux se rapprochent du sol, des racines et des feuilles, des pierres et des rochers. On ne voit plus qu’à peine un demi-mètre plus loin que le bout de ses pieds.
Mais quand on est en haut, une fois sur le plateau, là on voit bien plus loin, bien plus loin et bien mieux que quand on est en bas. La ville semble si petite qu’on revoit les jouets que l’on avait enfant, les châteaux justes construits en empilant des cubes et les autos volantes qu’on déplace d’une main sale aux doigts courts et potelés et qui glissent sur le pont au-dessus de la rivière faite de papier doré. Alors le coin des lèvres se relève tout seul d’un sourire attendri, et tout reprend sa place quand on constate que l’arbre, même tout nu en hiver, reste en toute majesté, le gardien de nos mondes

Mots de nuit

Elle savait dire les mots, elle savait les trouver, les choisir, les modeler. Tous les mots qui apaisent, qui rassurent, réconfortent. Des mots pas si faciles mais qui avaient leur place et tombaient toujours juste où ils devaient tomber. Pas des mots de pipeau, des mots propres, parfois durs mais jamais des mensonges. Des mots qu’elle amenait de sa façon à elle, qui devenaient évidences. Dans cet endroit de silence elle ne parlait pas fort, n’imposait pas sa voix, proposait juste des mots que l’on prenait ou pas, des mots un peu cadeaux. Jamais d’impératif. Ça prenait plus longtemps, du temps précieux après, des effets à long terme, de la confiance donnée et plus jamais reprise. Elle construisait du doux au milieu des douleurs, elle faisait un radeau auquel on s’accrochait et des dents et des griffes, de tout ce qui nous restait. Un radeau qui flottait et restait toujours là, fidèle quoi qu’il arrive, même une fois qu’elle était ressortie de la chambre, l’infirmière de la nuit

À Karine et Aurélie. Entre autres

Paru en juillet 2023 dans la revue « Les villes en voix »

Voyage en Irréel

Paru en septembre 2021, livre écrit avec le photographe Nicolas Orillard-Demaire pour les images. 

Présentation :

On regarde tous la même image. Mais on n’y voit pas tous la même chose. À commencer par le photographe au moment de la prise de vue. Il choisit le lieu, le moment, le cadrage, la focale, la vitesse… Il y met sa sensibilité, son savoir, les besoins d’un travail en cours, les circonstances, la météo, ses émotions… Ensuite, vient notre vision de l’image, à nous, spectateurs. Elle va être influencée par nos lunettes, notre humeur, notre culture, nos souvenirs…

Xylophone dont les lames de bois sont des choix, des contraintes, des envies. Chacun frappe sa note sur l’instrument, donne vie à un son différent, une tonalité, un écho, une toute petite musique lorsque les mélodies des uns répondent à celles des autres. Ce sera selon les alternatives : une suave symphonie, un rock bien roulé ou une comptine d’enfant. L’image, muette, se contentera de renvoyer les sons, pour ce qui résonnera en chacun de nous de façon différente.

Yin et yang, images et textes, complément pour l’un, supplément pour l’autre. Les images vivent dans le visible. Couleurs, formes, contrastes, textures. Puis les textes vont chercher dans l’invisible. Références, émotions et souvenirs. L’un et l’autre se complètent pour donner de l’épaisseur à l’image et une réalité à nos sensations.

Magie de l’équipe, du complémentaire et de l’échange, qui nous a permis, depuis le choix des photos jusqu’à celui des mots, de mettre en valeur le travail de chacun, d’affiner les connexions et de les rendre plus cohérentes pour que l’ensemble s’en trouve grandit.

Ode et hommage à la nature. Outre le livre que vous tenez dans vos mains Nicolas et Juliette ont en commun un attachement profond et sincère à la nature, à ce qui, à la surface de la Terre n’a pas été modifié par l’être humain. Elle est leur première source d’inspiration. Même si, au quotidien, l’existence de tels lieux naturels préservés tend à devenir trop souvent irréelle…

Rêves mis en commun, ou comment une idée, volage et fluette se transforme en papier, en objet, capable de rejoindre le lecteur par le toucher, le bout des doigts sur le papier. L’odeur, tout d’abord celle de l’encre et de l’imprimerie, puis peu à peu, celle plus personnelle qu’il empruntera à l’endroit qu’il habite. Le bruit des pages qu’on tourne, qu’on feuillette rapidement pour retrouver une autre image ou un autre texte. Et enfin la vue pour poser son regard sur les photos et déchiffrer les mots. Un livre. Un objet bien réel pour parler d’irréel. Un doux paradoxe.

Et voilà comment, de photo en mémo, nous avons entrepris de vous emmener … en irréel.

Pour se procurer le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link

Et pour retrouver Nicolas et admirer ses images : http://nod-photography.com