Archives de catégorie : Chantiers

Le chantier de Blaise #2

Travail en cours. 
Chantier de construction, de rénovation avec pelle, brouette, visseuse et fil à plomb, mais surtout l'envie de construire une histoire solide dans laquelle on se sente bien et de vous embarquer pour suivre l'avancée des travaux.
En évolution, en ébullition.

Au départ, je ne voulais rien de classique, pas de « il était une fois ». La forme se devait d’être originale. Elle devait servir et mettre en valeur l’histoire de Blaise, le personnage, son voyage, refléter le chaos dans lequel le faisait barboter la perte de sa main, son chemin après cette perte. J’avais des textes, beaucoup de textes, de toutes les couleurs, de toutes les tailles, avec plus ou moins de pétales, avec des narrateurs à épines, d’autres plus élancés, avec et sans feuilles, mais pas moyen d’en faire un bouquet harmonieux. Pas même un recueil de nouvelles avec une tenue convenable. Le chaos en question était devenu le personnage principal. Malaise et doutes de mon côté, remarques salvatrices du côté de lecteurs attentifs, ce n’était pas une bonne idée.
Donc retour aux méthodes de construction traditionnelles éprouvées, une pierre, puis une autre, en les choisissant soigneusement, en les adaptant si besoin et en commençant par le bas, comme on commence un voyage par le jour du départ, comme le lierre s’enroule autour d’un vieux pommier.
Tout est donc à reconstruire, mais cette fois, sur des bases plus solides, celles de la logique du voyage. Le début sera donc le départ. Ce ne sera peut-être pas original, mais au moins ce sera logique… Pensées pour une évidence : on ne peut pas tout avoir.

Attention à la fermeture automatique des portières, attention au départ.

Ça commencera sûrement comme suit. Ou à peu près…

 

LE BLOG DE BLAISE, 14 OCTOBRE, ALGESIRAS

Je commence ce blog aujourd’hui pour que ceux qui le souhaitent puissent suivre mon voyage. Aussi pour garder une trace, épauler mes souvenirs. J’ai déjà l’habitude de tenir un journal pour moi, celui-ci sera tenu pour vous. 

Et je commence aujourd’hui précisément parce que c’est mon premier jour de voyage sur la célèbre route E15 qui relie Algesiras en Espagne à Inverness en Écosse.

Je ne sais pas encore ce que j’écrirai ici. Quoi retenir d’une journée ? Quelle image ? De quel côté tourner son objectif, recadrer, choisir tel niveau de vocabulaire ou un autre, phrases longues, phrases courtes, raconter les autres, se raconter soi, ce qu’on mange, ce qu’on lit, ce qu’on entend, ce qu’on écoute, choix de la lumière, post-traitement, utiliser des filtres, gros plans sur des détails, paysages … J’essayerai de varier pour que tout le monde y trouve son compte, mais ça restera mon Blog et il y manquera peut-être ce vous vous attendiez à y trouver. Certains estimeront qu’ils n’en ont pas appris assez. Tant pis, après tout, on est toujours le superficiel de quelqu’un. Mais peut-être que vous y dénicherez aussi de bonnes surprises, que je réussirai à partager mes moments d’émerveillement, ces moments parfaits, quand on reste là, tout vide du dedans tellement on est rempli du dehors. Je crois que c’est ça que je vais chercher dans ce voyage, me vider du dedans pour me remplir du dehors. 

Petit portrait rapide pour que vous sachiez à qui vous avez affaire, au cas où vous tomberiez sur ces pages par hasard. On m’appelle Blaise depuis que j’ai perdu ma main droite alors que je travaillais sur un bateau de pêche. Je suis manchot depuis bientôt un an.

Un an après, j’arrive assez bien à me débrouiller dans la vie courante, et j’ai décidé de partir, de suivre la E15. J’aime les couleurs de l’Écosse, les ambiances, les paysages. J’aime aussi le whisky. L’idée d’aller là-bas est d’abord arrivée comme une blague entre amis. Puis elle s’est imposée par son évidence et par sa pertinence vis-à-vis de mes goûts et mes envies. Je ferai ce voyage un peu comme les barriques de Xérès vides, utilisées ensuite comme contenant pour l’alcool d’orge malté à qui elle donneront leurs arômes, pour en faire du whisky. Pour ce voyage, j’ai une ancienne camionnette de plombier transformée en van. C’est rustique. Il y a un matelas pour dormir, un réchaud, une cuvette pour faire évier et lavabo, un bidon d’eau et des caisses pour ranger mes affaires, une étagère pour les livres.

Aujourd’hui, je suis à Algesiras, en Espagne. Dans la pointe sud de l’Europe, en face, c’est Gibraltar, donc l’Angleterre et en face mais un peu sur la droite, c’est le Maroc, l’Afrique. Voilà pour la théorie. Mais de la ville, aujourd’hui, je ne verrai rien d’autre que la gare, avec ses quais bordés de caoutchouc à petits plots et ses haut-parleurs qui grésillent. Mes deux sacs sont posés sous les panneaux bleus ou le nom de la ville s’écrit Algeciras en espagnol, alors que c’est Algésiras en français. J’attends Anatole qui me vend le camion et doit venir me chercher à la gare. En attendant, je prends des notes. Il fait sombre, bientôt noir.

De la ville je ne verrai que des lumières, et parfois, leurs reflets dans l’eau du port, l’odeur douceâtre de vieux poisson que je connais si bien, et surtout, celle, bien plus alléchante des restaurants de la longue avenue coupée en deux par une rangée de palmiers. De toutes façons, les villes ne m’attirent pas, trop de monde. Et j’ai prévu de rentrer faire une pause dans les montagnes de mon enfance pour adapter le camion à mon absence de main droite. Demain, après un crochet indispensable par Jerez de la Frontera pour le Xérès, je partirai vers le nord sans trop m’attarder. Comme un tonneau vidé de sa première vie, en route pour la deuxième. 

Merci d’avance à ceux qui me suivront sur ce blog. Je compte maintenant rejoindre tranquillement les Alpes pour y faire une pause technique. Avant de continuer je prendrai juste le temps de découvrir la vie sur la route et surtout de lister les petites choses à améliorer ou à adapter. Jeanne, une amie d’enfance m’a proposé son aide quand elle a su que je revenais un moment au village. Pour m’occuper de toutes ces bricoles, je profiterai de l’hiver, cette saison pâle qui m’est si chère.  J’ai à la fois hâte d’y être et peur d’avoir eu les yeux plus grands que le ventre. Mélange bizarre, mais c’est quand même et de loin, la hâte de partir qui domine.

Alors je pars.

Avec vous ?

Le chantier de Blaise #1

Travail en cours. 
Chantier de construction, de rénovation avec pelle, brouette, visseuse et fil à plomb, mais surtout l'envie de construire une histoire solide dans laquelle on se sente bien et de vous embarquer pour suivre l'avancée des travaux.
En évolution, en ébullition.

L’histoire de Blaise est une histoire de pointillés qui se reconnaissent, se rapprochent et finissent par se réunir pour former une ligne. Une ligne avec des hauts et des bas, une ligne de crête, que j’ai suivie elle aussi en pointillés depuis de nombreuses années. Une petite nouvelle qui en rencontre une autre, plusieurs textes avec le même personnage, qui fini par avoir un nom, Blaise, timidement emprunté au géant Blaise Cendrars. Texte après texte, Blaise s’impose, s’épaissit, devient principal par ajouts successifs de matière jusqu’à ce que je puisse lui construire sa propre histoire. Jusqu’à penser qu’un jour, aussi bien Blaise que le paysage qu’il dessine, pourront trouver leur place entre les pages d’un livre qui se construit doucement. Titre actuel du chantier : Quinze.

Blaise m’accompagne depuis longtemps. Très longtemps. Lorsqu’il est né, la photo argentique n’était pas encore rangée dans le même tiroir que les dinosaures. Lorsqu’il est né, il n’avait pas de nom, il n’était pas destiné à m’accompagner et sûrement pas aussi longtemps. Son premier rôle était celui de visiteur dans une expo photo. Il servait la chute d’une nouvelle : l’exposition. Depuis le texte a été repris, changé, revu et corrigé de nombreuses fois.

La dernière version de ce texte est celle-ci :

L’EXPOSITION

Hier, j’ai passé ma journée à regarder des gens regarder mes photos. Dans les moments de creux, je rêvassais, mes pensées sautillaient d’une idée à l’autre comme on traverse un ruisseau de pierre en pierre. Observer les gens, guetter leurs réactions, repenser aux images, aux moments des prises de vues, où, comment, avec qui. Certains souvenirs me faisaient sourire, des sensations qui ne se lisent pas dans les infos techniques des fichiers images. Froid, chaud, mouillé, faim, odeurs, bruits, paroles, morceaux de phrases, musiques. Les repas aussi, les copains, les galères, les histoires de matos, les anecdotes et surtout, les émotions qui font continuer, celles qui mettent de la buée sur l’œilleton. La beauté.

Et puis un raclement de gorge ou un trop long moment de calme me ramenaient ici, sur ma chaise en plastique au milieu des images sagement immobiles, silencieuses et inodores sur leurs grilles vêtues de noir. En deuil de la vie qu’elles avaient figée.

Entre la lumière du dehors et le sombre de la salle, le sas de la grande salle de la communauté urbaine faisait office d’objectif. Mais peu de volontaires pour profiter de cette astucieuse allégorie. Pour ce début d’automne qui étirait l’été, le temps était au sud, et les visiteurs potentiels avaient préféré aller voir la mer plutôt que de vagues photographes et des marées d’images. Même les exposants auraient préféré être dehors. La plage faisait tentation, parce qu’il faudrait ensuite attendre longtemps pour poser des yeux affriolés sur une surface de peau plus étendue que celle d’un nez gelé et de pommettes rougies par le froid. Pourtant on l’avait voulue cette expo !

Pour la fête de la mer, chacun a rassemblé ses meilleurs fichiers du port et de la ville. Ensuite, on a passé des heures engourdies, le rouge aux yeux et la souris crispée sur les curseurs pour avoir les meilleurs rendus tout en restant loyaux envers nos sujets. Ensuite l’émotion du papier, quand l’image reviens dans le même monde que nos corps par le bout de nos doigts. Passe-partout et cadre, chemise blanche et robe de soirée. Une dizaine de mes photos sont accrochées aux grilles, attendant les yeux qui vont les effleurer, les détailler, les admirer, les aimer ou marcher à côté avec indifférence. J’ai donc passé ma journée à regarder des gens regarder des images, les miennes en particulier, parce que ce sont celles qui me parlent à l’oreille.

Au début, j’avais sorti un bouquin, sans parvenir à me concentrer. Je lisais un paragraphe, mais n’aurais pas été capable d’en donner seulement l’idée générale. Et puis quelqu’un est venu me tirer de mes rêvasseries pour me demander timidement si je connaissais celui ou celle qui avait pris la photo là-bas, celle du chalutier qui rentre au port. Une de mes images. C’était une journée de grisaille, il avait plu toute la matinée et en début d’après-midi, enfin l’espoir d’une éclaircie. J’ai un petit faible pour les éclaircies, pour la densité de leurs lumières. Elles donnent une ambiance à l’image, une épaisseur, une texture, elles racontent une histoire. Et ce jour-là, justement, ciel bien sombre et coup de soleil dans un puit de nuages, le bateau qui rentre au port, l’équipage qui manœuvre, complétement rincé par un temps de chien et la nuit en mer : je tenais la belle photo, celle qui raconte.

Dès qu’il m’a abordée, j’ai été intriguée. Il devait avoir une trentaine d’années, les épaules larges, les cheveux courts de celui qui ne veut pas perdre le temps du peigne. Jeans, veste fourrée de marin et grosses bottes. Le visage hâlé et un peu ridé par la vie au froid, au vent et à l’eau, une main dans la poche et l’autre, large, calleuse et ponctuée de cicatrices plus claires. Pas vraiment le genre à trainer dans les expos. Il ne savait pas très bien quoi faire pour ne pas avoir cet air gauche de gros crabe égaré dans un ballet de crevettes. Il n’osait pas continuer, poser une autre question. Tomber tout de suite sur la bonne personne, ça l’embarrassait, il n’avait pas prévu que les choses se passeraient comme ça.

J’ai d’abord pensé qu’il était docker à cause de la carrure. Et puis non, ça ne collait pas. La démarche coulée, souple et attentive, le regard toujours aux aguets, le blouson qu’on trouve à la coopérative maritime au rayon pro, j’avais affaire à un marin. Restait juste à savoir s’il était à la pêche ou au commerce, pas d’odeur pour me renseigner, il sentait juste le propre. On s’était déplacés devant la photo tout en accumulant les banalités. Après les considérations d’usage sur la météo, et la grève en cours chez les dockers, il y eut un petit silence et il reprit :

À la pêche, on nous aime pas trop non plus. On dit qu’on détruit les fonds avec les chaluts, qu’on assassine les dauphins et les oiseaux pêcheurs qui se prennent dans nos filets. Qu’on ne sent pas bon. Alors que la plupart des gens qui disent ça sont quand même bien contents d’ouvrir une boîte de sardines ou de manger une bonne petite sole. Ce métier, je l’ai choisi, je n’en ai pas hérité. Je sais ce que vous pensez, il faut être fou pour décider de faire ce boulot-là, pour décider d’avoir toujours froid, d’être trempé en permanence, loin de chez soi et des gens qu’on aime. Quand on revient à terre, on est crevés, on se sait plus rien de l’actualité, des choses dont tout le monde parle, on passe pour des sauvages, parfois même pour des idiots. Quand on rentre, on est content de rentrer, on a plein de projets, plein d’idées de choses à faire, de gens à voir. Mais très vite, il faut qu’on reparte, c’est plus fort que nous. On peut pas l’expliquer.

Après un long silence, il m’a regardée droit dans les yeux. Sa timidité s’était effacée.

Elle est très belle votre photo. Je ne sais pas si je peux vous demander ça, j’aimerais vous l’acheter, mais ça dépend quand même un peu du prix… Vous voyez, c’était mon bateau. Je suis resté trois ans à bord, alors, ce serait un souvenir. En plus, là, on rentre au port. C’était l’hiver dernier. Depuis la « Fleur des ondes » a été repeinte en vert, sans la bande blanche au-dessus de la flottaison. Et puis, derrière, le phare du bout de la jetée, on voit la plage, les oiseaux qui viennent quémander dans le sillage. Je suis de dos, là, sur le pont, avec le bonnet bleu. Et on voit bien les copains, Dédé en ciré sale, avec le mégot, qui prépare les aussières pour l’amarrage et le patron, Fred, qui passe la tête par le hublot pour l’engueuler. Dédé, il était tellement lent que ça énervait toujours tout le monde. Alors, lui, il en rajoutait, juste pour les taquiner. Parfois, ça dégénérait, d’ailleurs. Enfin, voilà, ce serait vraiment bien pour moi d’avoir un beau souvenir du bateau.

On a encore discuté un peu, convenu d’un rendez-vous pour qu’il vienne récupérer le tirage que je lui faisais au prix du cadre, émue par son histoire et heureuse, presque flattée qu’elle lui plaise tant. Au moment de se séparer, en plus d’un sourire immense, il m’a tendu la main gauche avec un petit mouvement d’épaule et un coup d’œil pudique pour l’extrémité de son bras droit, restée dans la poche de la veste.

Désolé, je vous tends la gauche, je sais bien que ça ne se fait pas, mais ma main droite est restée sur ce bateau, dans cette poulie-là, à bâbord derrière le treuil. La pêche, la mer et les bateaux, pour moi, c’est fini, alors votre photo, … ça me touche beaucoup, ça me fera un souvenir. Merci.