Tous les articles par Juliette Derimay

Nuit

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Lorsque la nuit commence, tout est en négatif. On n’y voit plus que goutte, nos yeux, si forts de jour pour toutes les couleurs, ne distinguent plus très bien les détails et les teintes. Quand le soir se fait nuit, il fait noir, il fait sombre, et souvent il fait froid. Lorsque la nuit commence, elle est impersonnelle. Il fait noir comme il pleut, on ne connaît pas ce il qui dérobe tant de choses à nos yeux trop humains. Et puis ce soir de mai on n’a plus l’habitude, du froid et puis du noir quand les journées rallongent. Il faut monter là-haut loin des iris en fleurs pour se trouver encore les deux pieds dans la neige, une vieille neige de printemps, une neige en gravillons, en sucre peu raffiné bien loin de la poudreuse des jours froids de l’hiver. L’air est un peu trop frais pour avoir des odeurs juste le bruit de nos pas qui écrasent un peu plus cette glace déjà pilée. Alors on s’habille bien, grosse veste et bonnet comme il y a quelques mois et on avance pour voir. Et puis on ne voit rien. On plisse pourtant les yeux comme les jours de grand beau quand le ciel est trop blanc, mais ça n’aide pas vraiment. Le soutien vient du temps, les étoiles ne se livrent qu’à ceux qui sont patients. Au début on ne voit que les étoiles en gras, les étoiles majuscules, lumineuses et célèbres, celles qui se sont fait un nom qu’on aura entendu même sans s’intéresser à ces signes de là-haut qui nous disent l’infini, qui nous disent que nous sommes infiniment petits. Et puis l’œil s’habitue, il devient plus sensible, il distingue mieux et plus, des étoiles plus petites qui font les galaxies, nébuleuses, Voie lactée, des dessins en dentelle qui racontent des histoires de contes merveilleux et de mythologies, de monstres et de dieux, d’une reine insolente qui finis W, d’animaux fantastiques, de légendes terribles. Alors on reste là en oubliant le froid, on recherche l’étoile pour compléter la lyre ou on pointe du doigt pour se persuader qu’on a enfin trouvé la tête manquante du cygne. Quand la fatigue arrive qu’il est temps rentrer, on se rend compte qu’on y voit déjà bien mieux qu’avant, que ce qui était noir a pris la forme d’un arbre, qu’on retrouve les sommets et qu’on fuit la lumière pour ne pas perdre tout ça. Même les yeux pleins de sables, on fait un peu traîner comme quand il faut sortir d’une grande bibliothèque où chaque dos de livre, comme une petite lumière, est une promesse d’histoire

Attention

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Dans le mot attention, l’important est après, juste après les neuf lettres, dans la ponctuation. Du point qu’on y mettra, le sens en sera changé, du danger immédiat, façon alerte rouge, au nécessaire grand calme pour bien se concentrer. Le attention devant de quelqu’un qui cuisine et porte une grande plaque chaude ne se comprends qu’avec un point d’exclamation, il doit être suivi d’une action adaptée, un évitement souple, une artistique esquive. Mais pour l’autre attention, il nous faut la lenteur des points de suspension, surtout ne rien troubler, écouter, regarder, sentir ou bien goûter ou encore rechercher, doucement du bout des doigts, la petite cicatrice en haut de l’omoplate ou la poignée de la porte pour s’éclipser sans bruit. Il s’agira alors de mettre tout son cerveau dans un seul sens unique, l’empêcher de s’enfuir, ou même de s’enfouir, de jouer à l’autruche, de suivre les nuages, d’aller aux champignons quand on cherche l’oiseau. Cette deuxième acception du mot attention est une chose délicate, subtile et volatile. Trouver dans les feuilles vertes les plumes d’un oiseau ou entendre son chant au milieu des voitures qui ronflent et qui klaxonnent demande une vigilance, une concentration et une envie de voir qui accepte avec joie qu’on lui consacre du temps, qu’on le voit autrement, pourquoi pas noir et blanc. Le bourgeon nouveau-né qui se déplie et s’ouvre, tâte enfin de l’air libre, presque étonné lui-même de se voir enfin feuille, réclame lui aussi toute notre attention, autant que le lézard, immobile et patient, couleur pierre dans les pierres, il guette l’inattention de celle qui l’observe avec grande attention. Les mots, petits ou gros, devraient recevoir aussi toute notre attention quand il faut les écrire, les habiller de beau, orthographe et grammaire, tirés à quatre épingles, soigner leur voisinage pour un accord parfait, tout peaufiner chez eux, la forme autant que le fond sans négliger le son, passer et repasser en pleine concentration de celui qui va lire à celui qui écrit, offrir aux mots, enfin, toute notre attention, sans tension, sans attente, toute notre attention

Espace vert

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Elle est rose, un peu mauve, dans un espace tout vert. Tout autour d’elle, des herbes, des tiges, des feuilles, des herbettes, du chiendent et du trèfle, mais aussi des orties, des ronces et de l’ivraie. En résumé, beaucoup de ces nombreuses plantes vertes qu’on appelle mauvaises herbes. Mais elle, elle est rose. Rose avec un peu de violet, du blanc et du vert, quand même, pour ses feuilles longues et fines. Mais surtout elle, elle a une gueule d’ange. Elle attire l’objectif des photographes des près. Grandes ailes déployées, deux yeux bruns et terribles qui te parlent juste à toi et même rien qu’à toi et une longue robe tachetée qui en fait un bijou, une star au sein des fleurs. L’orchidée. Au milieu de toutes les fleurs, l’orchidée est de celle que l’on admire le plus. Ses formes et ses couleurs, son inventivité, son maquillage d’insecte pour piéger les insectes, et sa ténacité pour revenir chaque année avec d’autres comme elle, chaque printemps de nouveau plus belle et plus pimpante, elle est haut sur la liste de nos fleurs préférées. Mais elle ne viendra là que si on ne la tond pas. Pas d’orchidée lovée au coin d’un stade de foot ou d’un gazon de parterre. Il faudrait pour cela éviter soigneusement de lui couper l’herbe sous le pied, il faudrait inventer une autre alternative pour faire du vert en ville, une autre espèce d’espace, pas uniquement vert. S’asseoir un jour d’été au milieu des feuilles vertes avec une feuille blanche et penser le dehors avec tous nos dedans remplis de connaissances, d’envies et de besoins. Partir de cette feuille blanche comme l’a fait Georges Perec et puis s’en éloigner, la voir dans une prairie pas seulement dans une chambre, et puis des arbres autour, une forêt comme immeuble, des ruisseaux, des vallons qui diraient la région et puis vu de plus haut on serait sur un nuage à l’échelle du pays, du continent, de la Terre et puis du grand espace. Juste réécrire l’histoire, avec du vert en plus, avec en plus les fleurs et pas juste leurs feuilles, une espèce d’espace vert qui ferait place à la vie, au-delà de la ville

A ménager

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

La montagne, ça monte et ça descends, ça se courbe, s’infléchit, ça tournicote aussi, ça dévale, ça déboule et puis on est en bas et il faut remonter pour pouvoir une fois de plus, dégringoler encore. Mais voilà, remonter, ça fatigue davantage que se laisser glisser. Alors on a construit des choses mécaniques, pour monter aussi vite qu’on sera redescendu. Mouvement perpétuel, agitation constante à entretenir sans fin pour suivre le mouvement. Ce serait caprice d’enfant, on en resterait là, mais l’enfant devenu grand pourra aménager avec les grands moyens.
Alors, aménager.
Équiper en vue d’un certain type d’exploitation. Aménager un fleuve, une vallée. Aménager une forêt, un bois. En organiser l’exploitation. Avec le préfixe a, exprimant l’idée d’absence, de privation, souvent dit : a privatif, qu’on trouve dans les termes amoral, asocial, analphabète, etc. (Dictionnaire de l’Académie française). Aménager donc, faire des aménagements, sans ménagements. Sans prêter attention à ce qu’on aménage à tout ce qui vit là selon son propre rythme. Et toutes celles et tous ceux qui sont là, qu’on ne voit pas, les esprits, les histoires, les cabanes camouflées, souvenirs, invisibles, juste une composition qui fait naitre la beauté entre courbes et contrastes. Oui, mais aménager, il faut aménager, sans aucun ménagement. Peut-être, faire disparaître les sapins sur la crête, les arbres aux essences autres qui font naitre leur feuillage avec d’autres couleurs, au moment qu’ils choisissent comme le plus propice à leur développement propre, leur croissance, leur survie.
Oui, mais, aménager.
Oui, mais voilà souvent le ménagement me manque. Alors, se réfugier entre deux catastrophes bien au chaud dans les livres. Entre nous et dehors, que du blanc et du noir, du à toi ou à moi, alors qu’avec les mots, la nuance est immense, ne pas céder au tout sans tomber dans le rien, aménager le monde tout en le ménageant, écrire en modulant, ménager la distance et varier les points de vue, voir la vie et ses vagues par les yeux de Bernard, de Louis, de Neville, de Jinny, de Susan, de Rhoda et un peu Percival. Merci Virginia Woolf pour ces beaux ménagements

Vague

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Au départ on aurait quelque chose de tranquille, une excroissance, une butte, une sorte de monticule, et puis ça grandirait, on aurait une colline, une éminence, un dôme, et puis une montagne et bientôt un massif. Ensuite ce serait le croche-patte, le haut qui part plus vite et plus loin que le bas, tout en déséquilibre, fauché par le ressac. Le sommet qui s’émiette, des atomes autonomes quittant la vague mère. Ça s’écroule ça bascule ça valdingue, ou bien ça s’effiloche, ça tourne au blanc d’écume, ça s’allonge sur le sable. Le rouleau se défait et le rond s’aplatit. C’est cette vague sur le sable, qui, en retournant à l’eau, viendra faire déferler la vague qui la suit. Mouvement perpétuel, respiration de mer. Lascives ou bien hargneuses, tranquilles ou étirées, elles auront un long nez, un visage arrondi, des oreilles décollées, des sourcils en bataille, de doux yeux en amande, un menton en galoche, des paumettes saillantes, avec une peau lisse ou piquetée d’algues brunes ou bien d’algues violettes les jours de couperose. À bien y regarder, chaque vague sera différente, un seul nom pour elles toutes, de même qu’on dit visage pour tant de mines différentes. Peut-être ce qui nous fait fixer pendant des heures ces rouleaux incomplets qui du bleu passent au blanc et d’unis se divisent, des tubes presque parfaits qui explosent en paillettes, ou en larmes infinies. Au bout d’un moment long à regarder la mer, le regard se fait vague et dévie le rouleau. Échanges entre nos têtes et celle de la mer, influences réciproques, vagues, floues et vaporeuses, elles diront la couleur de ce qu’on veut y voir. Pour peu que la nuit tombe et que les vagues frappent fort les rochers noirs et sombres, on se retrouvera du côté des Roches Douvres, assister terrifiés au combat de Gilliatt et de la fameuse pieuvre déposée par Hugo sur ces rochers barbares. Roulés entre les pages et trainés par les mots, on fermera le livre, trempés, exténués, encore tout retournés d’avoir été admis quelques centaines de pages parmi les héroïques travailleurs de la mer, invités par les vagues à enrouler les pages

Le motif dans le tapis

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Enlever les chaussures, y fourrer les chaussettes, faire un nœud compliqué impliquant les lacets en haut du sac à dos, rouler jusqu’aux mollets le bas du pantalon, et puis se redresser, les épaules en arrière, la tête un peu levée, le visage vers le ciel, les yeux moitié fermés pour respirer plus fort cet air venu des eaux encore tout couvert d’algues. Le regard aux grands bleus, se raccroche parfois aux blancheurs des nuages ou bien à celles des vagues, l’une comme l’autre maladroites pour soutenir le solide des grandes résolutions mais expertes en rêveries. Alors les pieds s’y mettent, ils grattent par ci, par là, se délectent au passage des grains de sable secs, de leur douce chaleur et de leur fluidité. Replier les orteils et puis les déplier, et puis recommencer, infinie latitude pour ces dix doigts de pieds d’habitude prisonniers de chaussures bien fermées, sentir dessous nos plantes des textures différentes des usuelles chaussettes, comme quand on marche pieds nus sur un tapis épais. Volupté des orteils qui intrigue le regard, l’invite à redescendre, se détacher du bleu pour se poser au sable. Laissant la peau goûter aux caresses des grains, les yeux vont se promener dans les histoires de l’eau qui s’écoule sur la plage, emmenant là des fragments et formant des rivières qui se rejoignent ici et se divisent ailleurs, et qui se perdent aussi dans le désert des brisures, cailloux et coquillages concassés par le temps, par les vagues et le vent, eux qu’on dit éléments. Toujours la même histoire des motifs de la plage, flammes, flammèches et volutes, un motif qui revient et se retrouve partout, obsession fascinante, charme et ensorcellement de ce dessein discret qui repasse, qu’on retrouve, et qu’on déifiera sans jamais réussir à trouver les bons mots pour pouvoir l’enfermer dans une description, pour se rendre enfin compte que le motif lui-même n’est plus si important quand la recherche devient l’objet même de l’histoire, le motif principal

Pour le titre et l’idée, merci à Henry James

Littéralement prendre eau

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Littoral, littéral, juste à cause d’une lettre, ce serait tout autre chose, ce ne serait plus le même monde, on y perdrait ses eaux autant que son latin, alors qu’il suffirait de mettre le e dans l’o, pour écrire sur la mer, bien posée sur la terre, crayon et papier d’arbre. Laisser doucement flotter un regard calme et doux, éviter le coup d’œil, écarter le tape-à-l’œil, en réconciliation. Pourtant il est des soirs, sombres et terrifiants, quand terre et mer s’affrontent, ce sont vagues, déferlantes, voire rouleaux ou brisants, lames de fond, maelströms. Contrepoint à ces rages, il est parfois aussi de ces tentatives douces, usures et grignotages, écumes en dentelles, délicates, transparentes, infiniment plus blanches que les lourdes armes blanches des paquets de mer d’hiver et des soirs de tempêtes quand ça cogne et ça hurle dans un délire de bruit, de furie, de colère, une avidité monstre d’arracher à la terre des morceaux de falaises et des tomberaux de sable. Détruire l’œuvre du temps, manœuvre pleine de rancœur, de quoi tuer dans l’œuf la moindre velléité d’apaisement et de trêve entre les sœurs ennemies, siamoises terre et mer. Alors offrir une plume comme le ferait un oiseau, comme un macareux moine, oiseau de haute mer qui élève ses petits dans un terrier creusé tout en haut des falaises, en guise de hors-d’œuvre pour une tentative de tisser des liens forts, de faire des nœuds solides, comme ceux des marins entre les mots et l’eau, en œnologue des phrases. Se comporter enfin devant ce point de bascule entre l’eau et la terre, non pas comme un poisson qui devrait sortir de l’eau ou un félin frileux à l’idée de mouiller son pelage tacheté, mais comme un intrépide navigateur d’antan, un Magellan, un Cook ou bien un Lapérouse dont les journaux de bord et les récits de voyages sont des façons si belles de coudre à mots serrés, en fine littérature, les franges du littoral avec les rêves du large

Nervures

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Commencer par le haut, commencer par le bas, la question n’a pas de sens, il suffit simplement de retourner la feuille. Les artères principales se divisent en plus petites, se divisent en plus petites et encore en plus petites, en chemins vicinaux. Scruter dans l’autre sens, des régions reculées, des deltas, des montagnes, on rejoint des torrents, des ruisseaux, des rivières, des fleuves et puis des routes à plusieurs grosses voix, des troncs jusqu’aux racines. À suivre avec le doigt les si fines lignes bleues tracées sur le papier d’une carte routière, se noyer dans les noms, les noms en italique, les brindilles, radicelles, filets d’eau et nervures. Nervures, comme des nerfs, ces nerfs qui entremêlent les messages de l’aller avec ceux du retour, depuis l’élan des doigts jusqu’à notre encéphale, qui lui renvoie les phrases que l’on divise en mots en mouvements des doigts qui choisissent la bonne touche, la courbe du crayon ou le zigzag du N, comme dans le mot Nervure. Les nervures de ces textes dans lesquelles se perdre, revenir sur ses pas pour repartir encore par un autre chemin, s’égarer, se tromper, ne plus s’y retrouver entre l’œil et le doigt et la tête au milieu.
Tout ça serait bien trop simple s’il suffisait de suivre les empreintes de pattes déposées par l’oiseau entre deux envolées, car restent à capturer les insectes et le vent, les accrocs, les odeurs, les ombres et les textures même par les jours de pluie, pour faire des arbres des mots et les habiller beaux quand les nervures des feuilles et les pattes d’oiseaux ont un squelette commun et un seul alphabet de si peu de caractères. Se sentir certains jours requin en aquarium et parfois suivre la ligne des nervures de la feuille pour ensuite se rendre compte qu’on est parti si loin, qu’on écrit simplement en dehors du papier

Jaune

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Il suffit de trois pas et d’un coup d’œil à gauche puis un coup d’œil à droite, elles sont toutes sous nos yeux. Pissenlits et narcisses primevères et forsythias avec tout autour d’elles des abeilles rayées qui s’accordent et s’alignent, une rayure sur deux, à leur jaune printanier. Le jaune des jonquilles, le jaune du printemps celui qui nous rajoute un peu de rose aux joues et peut-être même aux jours. Le jaune d’encore frisquet, mais de déjà moins froid, le jaune du bientôt vert, du grand retour des feuilles, pour qu’on puisse y écrire les histoires de l’été, de la saison du chaud, lui aussi bon ami du jaune et de ses teintes. On dit jaune et pas jone, et on l’écrira jaune avec au pour le o, le même que l’on retrouve par exemple dans Rimbaud, sinon le o serait jaune alors que chez Rimbaud le o c’est pour le bleu, le violet de Ses Yeux. Chez lui le o est bleu, bleu comme le ciel est bleu quand il fait beau et bleu, comme le ciel sans nuage, car les nuages sont blancs, blancs comme il voit le e, le e de dans la lune, de dedans la nuit noire, noire comme un a de mouche velue et éclatante, le noir profond et sombre, celui des cruautés, des puanteurs cruelles. Et quand revient le jour une fois refermées les portes de la nuit, les portes du noir et blanc, retrouver tous les jaunes sur les ailes des oiseaux, sur celles du chardonneret, sur celles de la mésange eux qui resteront bien jaunes quand beaucoup d’autres jaunes qui se mélangent au temps finiront dès l’automne en orangé de Chine, en ocre ou en garance, en carmin, en terre d’ombre, puis en brun comme l’humus et comme les feuilles mortes. Quand passeront les couleurs, de saison en saison, de pâlies en ternies, délavées ou fanées, resteront les voyelles pour les écrire encore quand elles ne sont plus là, ne sont que souvenirs de l’éclat foudroyant du violet de Ses Yeux

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Arthur Rimbaud

Attendre

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

D’habitude, la montagne est là. Juste là, juste en face. Tu la vois par la fenêtre, tu la vois quand tu passes sans regarder, tu la vois quand tu t’arrêtes pour regarder. Et aujourd’hui tu ne peux pas la voir. Pas avec tes yeux. Tu la vois avec tes souvenirs. Tes souvenirs sont en noir et blanc, neige claire et rocher d’ombre, tous brillants d’eau de fonte et de rayons de soleil, peut-être quelques sapins tracés au crayon gras, squelettes de poissons sans la tête ni la queue. Et puis aujourd’hui rien, un rien qui laisse la place, bien plus que d’habitude, aux montagnes fantastiques qui nous emmèneraient très longtemps en avant, ou longtemps en arrière ou bien loin de tout ça dans des montagnes dignes de celles de la folie. Les nuages se déplacent, tu restes à l’affut, là, devant la fenêtre fermée. L’affut est un moment réduit comme une sauce, un concentré de temps, un jus fort de moments et le reste entre deux on le laisse s’en aller. S’en iront donc par là les cent pas lents et lourds quand les pieds sont ici et que la tête est ailleurs, impatiences soupirées, doigts aux ongles grattouillés, voire rongés pour certains, les mains dans les cheveux, les jeux avec le mains, les immobilités qui se sentent agacées même par le souffle d’air de la respiration, comme si elle perturbait le ressac des vagues du regard dans le vague. Les attentes dans le vide qui nous laisseront enfin, aller ouvrir les malles de toutes ces choses gardées juste pour les au cas où, les on ne sait jamais. Et puis il y a l’oiseau qui vient se poser là et puis nous rappeler qu’on était dans l’attente, d’un mot comme d’un oiseau, dans l’espoir de le voir, dans l’espérance d’écrire. Sortir de ses rêveries et être dans l’instant, sans regrets, sans soupirs, lui voler dans les plumes pour mieux le contempler, lui qui nous dépose là, dans la contemplation de ce qui est juste là et qu’on ne regarde pas, qu’on découvre parfois au détour d’une page, comme celles de Julien Gracq qui a dans ses carnets de si beaux paysages et qui nous dépose là, juste au milieu du lieu