Tous les articles par Juliette Derimay

La chevêchette de Villette

Texte écrit dans l'atelier en ligne du Tiers Livre de François Bon. C'est ouvert à tous, alors à vous aussi : pour écrire, lire, chercher, apprendre, essayer, découvrir, échanger... , c'est ici

C’est un tout petit oiseau, la chevêchette d’Europe. Pas plus grosse qu’un poing, mais l’air bien décidé. Deux yeux jaunes de chouette, mais pas ces énormes cernes qui font caricature. Elle a des sourcils blancs, tant devant que derrière puisqu’elle a sur la nuque, une fausse face d’elle-même destinée à tromper ses ennemis potentiels.

La pierre doit être lourde, son poids fera sa force, sa beauté et son âme. Il faut qu’elle soit compacte sans fissures ni défauts, mais pas non plus trop lisse pour éviter l’ennui. Il faut pouvoir tourner ses faiblesses en détail.

Sa tête est presque une boule et son corps presque un œuf. Sa queue n’est pas très longue, on ne voit pas ses pattes, bien cachées dans les plumes quand elle est installée à la cime d’un sapin.

La pierre n’est pas très sombre, c’est du marbre de Villette, la noire mine du crayon suffira pour tracer les grandes lignes de l’oiseau. Ensuite bien soigneusement, affûter les ciseaux. Vérifier le compresseur, le masque pour le nez, le casque pour les oreilles et bien sur les lunettes pour protéger les yeux.

Posée sur la pierre froide, une main poussiéreuse dont les doigts, distraitement, fourragent dans la chaleur des plumes de l’oiseau

Merci, Jean, pour le temps, les échanges et les mains

Le nez

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Ça commencera par là, par le nez, par le pif. Pas d’écouteurs pour lui, de paupières pour le clore, pas de dents à serrer pour qu’il puisse éviter tout le désagréable, pas de mains dans les poches pour rester entre soi. Le nez attrapera tout, il suffit de l’écouter, même s’il n’a pas les mots. Il a les mots des choses, pas les mots des odeurs comme les yeux, les veinards, ont les mots des couleurs, des formes et des valeurs. Maintenant qu’on est humains et qu’on se tient debout, on l’a bien éloigné de ce qu’il doit sentir, on lui fait la vie dure, on le délaisse un peu, au pays du bitume on l’accuserait même d’être une porte d’entrée pour les toxicités qu’on a déposées là. Pourtant parfois le nez nous dit encore le monde, à sa manière sans mots il nous dit d’aller voir de plus près sous les feuilles, gratter au pied des arbres pour voir les champignons, il nous dit que juste là, on a posé le pied sur une touffe de thym et que la belle feuille verte est celle de l’ail des ours et non pas du muguet. Il nous dira aussi qu’une bête a dormi là, les yeux confirmeront qu’elle a gratté la terre, enlevé toutes les feuilles, les brindilles et les pierres pour retrouver l’humus quand nous autres humains, accumulons les couches, de litières, de matelas, pour nous en isoler, malgré les sons qui disent les liens forts qui unissent, et humus et humain. Quand le jour se fera sombre, ce sera encore le nez qui nous dira le feu, sa fumée, son fumet, que là on trouvera chaleur et compagnie, et la marmite de soupe pour réchauffer l’hiver en attendant l’été et ses fleurs qui feront dire à l’humain que l’on reste, même à celui des villes, que c’est quand même bien que nous ayons gardé cet appendice, ce cap, au milieu de la figure, pour sentir les parfums frais comme des chairs d’enfants, doux comme des hautbois, verts comme des prairies

Lecture en cours : « L’Appel des odeurs », Ryoko Sekiguchi

Mer de nuages

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

La mer. Sans eau et sans maillot, sans pelle et sans seau, sans saut , sans sceaux, sans sot. Et puis la mer, la mère, l’amer et tous ces mots qui font famille de son, qui ne se distingueront q’une fois qu’on peut les lire ou à cause du contexte, de ce ou bien de ceux qui se trouvent autour d’eux. Alors ici bien sûr, préciser en détail que c’est mer de nuages, une mer pour les oiseaux, les petits comme les gros, les rapaces, les passereaux.
Dans une mer de nuages, ou dessous, ou dessus, parfois aussi dedans, on entendra le vol des couples de grands corbeaux qui battent l’air en chanson bien plus qu’en discrétion. On entendra le cri du pic vert qui s’envole, indigné et inquiet quand il est dérangé, qui bat trois fois des ailes puis qui fait la torpille, sûrement pour mieux plonger, dans cette mer de nuages. Et toujours sur les bords resteront les petits, les troglodytes mignons, les mésanges à tête noires, à têtes bleues, à têtes punks que la mer de nuages ne gênera nullement pour venir picorer les graines de tournesol qu’on a laissées pour elles. Quand on dit mer, juste mer, on pourrait se méprendre et vite croire qu’il n’y vit que poissons et baleines quand une mer de nuages abrite tant d’oiseaux. Alors pour tout savoir de ces différences là, rajouter des questions dans la liste déjà longue des Questions d’importances choisies par Claude Ponti ou juste pour le plaisir, sans risque de se tromper, partir avec Corto pour une petite ballade, dessus la mer salée

Tatouage

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Dans les forêts d’ici, il est loin d’être seul. Lui tient encore debout, fier et droit, presque altier malgré les coups de vent et la neige qui pèse, qui pose son poids d’hiver sur les branches les plus fines, jusqu’à les faire casser, à les forcer à rompre. Lors de la saison blanche, ils tombent plus rapidement et les insectes du sol font humus de leur bois le temps de quelques saisons. Lui tient encore debout. Son écorce, déjà, par endroits est tombée, tout autour de son pied au-dessus des racines, les parchemins bruns sombres racontent son histoire, sa vie depuis qu’il vit avec les scolytes. Ces insectes-là et lui, la rencontre vire au drame, au crime passionnel. Les écorces sur le sol sont couvertes de points, de traits et puis de courbes et de ronds minuscules autant que majuscules, tous disent la fatigue de l’arbre moribond, le trop chaud, le trop sec, le manque d’eau bien souvent et le trop d’eau parfois qui l’ont rendu si faible. Ce sont des mots d’insecte, dans un alphabet d’arbre, puisque c’est sous sa peau que se déplace la bête. Elle raconte son histoire, ses amours, ses enfants en sculptant sous l’écorce de sa tête de gouge. Elle hoche, elle dodeline, elle opine et découpe, des copeaux, des parcelles de la chair de l’arbre, du tendre de l’aubier, du bois de sa victime qu’elle jettera à ses pieds. Si le temps est clément et l’attaque raisonnable, l’arbre se remettra, l’insecte ira ailleurs, mais pour lui c’est trop tard, trop de coléoptères ont vu le jour sous sa peau, les temps étaient trop durs, les saisons trop étranges. Lui tient encore debout et son histoire sur lui, tatouée en langue d’arbre se lit comme un roman, comme l’histoire inventée, peut-être pas tant que ça, de ces derniers géants, contée par François Place

Shishaldin

En commun, dialogue d'affinités entre images et textes.
Ici, avec Antonin Charbouillot

On pourrait presque penser à deux images disjointes, celle du bas, celle du haut, séparées par une bande de nuages en colère, en amas compacté, repoussant et opaque. Comme ces bordures d’avant sur les clichés sépia, savamment détaillées pour nous faire penser au papier déchiré. Aussi à cause du blanc, un peu sale, un peu gris comme pour bien souligner la carrure du nuage. En bas, une discrète ligne de terre et puis beaucoup de mer. Partie haute de l’image, il trône, hautain dans ses vapeurs, son cône d’un beau gris sombre presque aristocratique, drapé d’inaccessible, installé sur son lit comme cette estampe lointaine, il pourrait faire penser au volcan aux cent vues. C’est un volcan aussi et sur une île aussi. Pourtant on est bien loin d’un lieu de pèlerinage aussi bien touristique que spirituel. Au pied du Shishaldin, on est en Alaska. Lui aussi par sa forme, sa prestance, sa présence, et son activité, il reste pour tous ceux qui s’aventurent par-là, accroché pour toujours dans un coin des caboches, comme point de repère, comme figure légendaire ou comme monstre endormi. Aujourd’hui il est gris, un peu sombre et lointain, élégance distinguée. La neige est moins fringante dans la lumière du soir et son trait de fumée sera vite avalé par les nuages du haut. Il est là pour rappeler que la peau de la terre est par endroits très fine, si fine que parfois elle laisse s’échapper le feu et la furie venus de son noyau, que ses démangeaisons sont des tremblements de terre et que les forces en jeu nous sont inaccessibles. Alors quand on est là au fond d’un canoë, à quelques millimètres de la mer de Béring, on se sent grain de pollen dans la fourrure épaisse d’un farouche grizzli, on voudrait simplement passer inaperçu au voisinage du monstre, et puis laisser nos yeux juste à cet endroit-là, juste dans ce cadre-là avec le volcan, la mer et les nuages, le plat et le pointu. Surtout se rappeler que la phrase est jolie quand les mots vont ensemble même si séparément ces mots n’ont revêtu ni dorures ni soieries

Et pour continuer le voyage aux côtés d’Antonin : https://antonincharbouillot.com

Dans la montée

Paru, avec plein d'autres, dans la revue "Les villes en voix", janvier 2024.
Les villes en voix

Dans la montée, le corps reprend le dessus. Il s’échauffe, il s’essouffle, il renâcle, les jambes ronchonnent, se plaignent et se traînent, on crache nos poumons avec l’air qu’ils réchauffent. Dans la montée, on se recentre sur soi, sur le dedans de soi, sur la machine qui freine quand on aimerait tant se mettre à virevolter. Dans la montée, les yeux se rapprochent du sol, des racines et des feuilles, des pierres et des rochers. On ne voit plus qu’à peine un demi-mètre plus loin que le bout de ses pieds.
Mais quand on est en haut, une fois sur le plateau, là on voit bien plus loin, bien plus loin et bien mieux que quand on est en bas. La ville semble si petite qu’on revoit les jouets que l’on avait enfant, les châteaux justes construits en empilant des cubes et les autos volantes qu’on déplace d’une main sale aux doigts courts et potelés et qui glissent sur le pont au-dessus de la rivière faite de papier doré. Alors le coin des lèvres se relève tout seul d’un sourire attendri, et tout reprend sa place quand on constate que l’arbre, même tout nu en hiver, reste en toute majesté, le gardien de nos mondes

Patience

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Il fait froid. Il a fait froid toute la nuit, mais le petit jour qui vient pousse devant lui l’humide, cette peau un peu plus lourde qui fera la rosée, le givre et ses cristaux, le blanc, même sans la neige. Il n’y a pas de bascule, pas d’avant ni d’après, pas de couperet net. On est comme dans un sas ouvert de chaque côté, sans plafond ni plancher, sans aucun mur non plus. Une continuité qui va du sombre au clair, de la nuit jusqu’au jour. Il a suffi d’attendre. Mais sans résignation, sans penser à autre chose en soupirant très fort. Attendre avec patience, garder l’idée en tête, si proche de l’obsession, pour pouvoir profiter de chacune des étapes comme d’un instant unique, comme d’un instantané qui coulerait comme de l’eau, qu’on ne pourrait arrêter qu’en faisant une photo. Un présent continu, une attention flottante qui se laisserait aller, mais ferait quand même l’effort de rester en surface, ne pas se laisser couler. Une attention comme celle du félin affamé, qui reste sans bouger presque en éternité après avoir, quand même, vérifié plusieurs fois que dans ce terrier-là il n’y a qu’une sortie. Une attention qui serait celle du photographe qui attend immobile, une fois les réglages faits, que le nuage s’en aille, que la lumière se pose juste là où il faut et juste comme il faut, comme dans ses pensées. Une attention comme celle de qui voudrait écrire et cherche le mot juste dans tous les mots qui passent sans se laisser distraire, sans jamais se laisser entièrement détourner par tout ce dictionnaire qui vient vous tirailler, vous tirer par la manche pour vous faire dévier, vers le fade, le facile et choisir finalement un synonyme banal qui tiédirait le texte quand il mériterait bien une attente attentive, toute notre patience pour écrire comme il faut, juste le mot qu’il faut

Voir la mer

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Trégon, Bretagne, janvier 2024

Si tu étais oiseau, tu l’aurais vue de loin. Ton regard sur la carte en aurait fait autant. Suivant l’heure de la mer ou bien l’heure de la terre, elle se serait détachée, bleu salé sur vert doux ou sur un brun feuilles mortes en fonction de la saison, suivant la météo, la dentelle fine des vagues ou la bave écumante des déferlantes avides. Et puis toujours laisser pour les mers à marées, la zone d’hésitation, l’estran gris qui s’ajuste, tantôt suivant le flot, regrettant le jusant ou s’amusant encore de ces deux prétendants qui se cherchent toujours sans jamais se rejoindre en amants contrariés par les forces d’attraction, comme sont lune et soleil. C’est alors que pour ceux qui viennent là juste pour voir toute l’affaire se complique. Voir la mer peut devenir un jeu de piste décevant pour peu que le temps du jour soit au gris plus qu’au bleu. Alors pour voir la mer il faut se fier aux signes, aux senteurs, aux odeurs, à l’iode dans l’air, à la vase, aux coquilles, à la lumière plus claire parce qu’elle vient de plus loin. Même quand on habite là et quand on y est né, que l’on soit jeune tige ou arbre centenaire, voir la mer reste encore quelque chose de spécial, une idée à voir loin, loin des gouffres et falaises, loin jusqu’à l’horizon. Une idée d’évasion

Paris la nuit

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Paris, décembre 2023

Ici, la nuit est bien loin d’être noire. Parfois, elle se demande même, si elle est encore nuit. Si elle est encore nuit, c’est juste par la pendule, par le calendrier, par les phares des voitures. La nuit ici sera celle des mots écrits en blanc sur un fond à peine sombre. Lumière des lampadaires, éclairage des boutiques, les bateaux sur la Seine enguirlandés de fête pour la fin de l’année. Le pinceau lumineux qui trace son arc de cercle depuis le haut sommet de la fière tour Eiffel. Les phares rouges, les phares blancs nous disent dans quel sens circulent les voitures sur la berge du fleuve. Aux fenêtres des immeubles, lumière ou pas lumière, présence ou pas présence dans les appartements, les fenêtres contiguës qui disent les voisins vivants à l’unisson ou les pièces bien trop grandes pour trop peu de personnes ou l’insatisfaction d’être ici plutôt que là, déplacement incessant de nos hésitations. Plus bas toutes les lumières soulignent le plus clair des écorces pâlottes, des branches dénudées délestées de leurs feuilles par l’automne passé et balayées depuis par tous les balayeurs chargés de faire le propre dans les vieilles habitudes des végétaux des villes qui voudraient simplement faire comme dans leurs forêts et attendre patiemment que les feuilles d’une année viennent se décomposer tout doucement, posément, pour aider à verdir le printemps qui viendra. Mais entre les hauts murs de nos villes modernes, le temps est différent tout comme la lumière, le contraste, les moiteurs et tout ce qui fait la vie du moindre végétal. Ils n’ont plus d’habitudes, de repères, de balises, ni d’histoires de famille, les arbres dans les villes sont des déracinés

De l’autre côté de la glace

En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Cornillon, Beaufortain, décembre 2023

Transparente, invisible et tangible, vulnérable et éternelle. Ici, la glace est saisonnière. Elle est venue se poser sur les ailes des fougères, installée tranquillement sur la surface d’une flaque, à la faveur d’une pluie, du plus froid, du plus chaud, de la neige transformée. Entre gel et dégel, elle oscille et hésite du liquide au solide. Elle fait des vagues, des plis et des drapés savants en souvenir de la nuit, de son froid qui la fige, qui empêche le mouvement. Une vitre qui protège le dehors du dedans, le dedans du dehors. Qui empêche de toucher, de sentir les odeurs, mais n’empêche pas les yeux de passer la frontière d’aller voir chez les autres, pour un petit coup d’œil, indiscret à souhait. Coup d’œil un peu spécial, le regard est dévié, il ondule et se perd à travers la surface qui refuse le trop plat, le banal, l’insipide. La surface est joueuse, elle se sait éphémère, se moque des conséquences et les fougères se plient aux caprices du génie échappé de la lampe, au passage du miroir, voire à une longue glissade dans un terrier sans fin. Voir les fougères danser, étreindre les longues herbes, taquiner les aiguilles d’une branche de sapin, c’est se permettre enfin un petit pas de côté, se dire que l’on pourrait juste en tendant la main, toucher le bleu du ciel, attraper les nuages, les croquer à pleines dents comme une barbe à papa, s’évader en enfant qui est vraiment pirate et hurler à la lune comme ferait un prisonnier qui ne sort que le jour dans la cour des promenades jusqu’à en oublier que les étoiles existent

Avec Antonin Charbouillot, https://antonincharbouillot.com