Tous les articles par Juliette Derimay

La symétrie

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Une tige végétale, rectiligne, au moins fil, si elle n’est pas toute droite, alors suivre la route, et puis de chaque côté, une feuille, une feuille, une feuille et tout au bout, une feuille. Une feuille symétrique qui se plie sur elle-même comme on prend dans ses bras, nervure contre nervure en laissant au sommet, une artère centrale, une colonne vertébrale, une arête bien spéciale, ou ces muscles si puissants qu’ils font bouger les ailes et soulèvent dans les airs des oiseaux tout entiers. Symétriques les épaules larges et fortes des nageurs qui papillonnent en chœur quand l’insecte délicat arbore un tableau de maître sur chacune de ses ailes, symétrie dès qu’on pose les yeux autour de nous, sur les oreilles du chat, le lac et ses reflets, les deux yeux ronds d’une mouche, ou le prénom d’Hannah qu’il soit dit ou écrit en lettres majuscules. Symétrie dans les airs des insectes aux oiseaux, symétrie dans les eaux, des nageoires des baleines jusqu’aux pinces du crabe. Par rapport à un point, à une droite ou un plan, la symétrie est là pour simplifier le dessin, la moitié d’un visage et l’autre par symétrie, symétrie si présente qu’on pourrait presque croire qu’on peut connaître le monde en visitant seulement un de ses hémisphères et savoir dans une guerre qui a raison ou tort en se fiant seulement à un unique son de cloche. Mais ce serait trop facile. L’humain est symétrique dans sa majorité, mais il n’a qu’un seul cœur placé d’un seul côté, nos deux pieds sont semblables, mais marchent en alternance et le livre grand ouvert n’a pas les mêmes mots écrits sur les deux feuilles qui se posent l’une sur l’autre quand on tourne la page. Il suffit finalement d’un tout petit grain de sable, un glissement si discret qu’on le remarque à peine pour que la symétrie devienne l’asymétrie. Le savoir, donc pouvoir tout autant s’en méfier qu’en profiter pleinement en pensant à l’image de ce fou de Bassan photographié de face, deux yeux, deux demi-crânes, et deux ailes symétriques, oiseau encore plus beau lorsqu’on fait son portrait avec la plume d’un autre calée au coin du bec

Pour le portrait du fou, dont je parle à la fin, c’est chez Nicolas Orillard-Demaire et en bandeau du site

Feuilles

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un 
peu trop vite

Feuille à feuille, mot à mot, les lire et les relire, en suivre les petites lignes jusqu’à la feuille suivante et le long du pétiole qui nous mènera au tronc, au mystère des racines, aux racines du mystère. Feuille de route, feuille volante, feuille simple ou bien feuille double pour les compositions en souvenir de l’école et de ces feuilles blanches qu’il nous fallait noircir comme les feuilles d’un livre quand les vraies feuilles dehors ondulaient dans le vent et chantaient leurs sourires pour nous réconforter à chaque coup d’œil furtif glissé par la fenêtre. Mélanger feuilles et feuilles en un herbier espiègle, entendre par écrit parler des arbres en vert, mélanger feuilles et feuilles pour le bonheur du vert, des feuilles qui vont par quatre chez le trèfle et tant d’autres, que l’on cherche en aiguille dans une meule de foin ou en phrase si belle qu’on en ferait citation tout en ayant, bien sûr, oublié de noter où elle était logée parmi le grand dédale de toutes les pages du livre. Mais ne pas croire, quand même, naïf ou encore vert, que toutes les plantes sont bonnes à se faire cuisiner, que toutes les feuilles de chou ont juré vérité, même si elles trompent rarement lorsqu’elles annoncent du noir, du terrible et des guerres quand les seules mortes qu’on aime ce sont les feuilles mortes qui nous parlent de l’automne, pour leurs couleurs de feu et leurs annonces de fruits. Alors sous les grands arbres, reprendre vie en lisant, rester dur de la feuille quand sonnent les lettres mortes et leurs fantômes pâles, avoir peur des pages blanches comme on a peur du noir dans l’enfance de nos nuits, aller chercher ailleurs d’autres pages plus suaves, ne pas juste lire en boucle des genres qui seraient l’air que la rainette recycle entre bouche et poumons pour nous livrer son chant, mais vivre le feuille à feuille en guise de bouche à bouche pour contempler le monde loin de toute feuille de vigne

Lieux communs

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Lieux communs, vieilles lunes et marronniers, poncifs, clichés, platitudes et banalités, idées reçues toutes crues en toute facilité, comme un plat préparé sans traçabilité. Sans y regarder de trop près, on pourrait faire l’autruche et ne plus y penser, penser juste au commun et se dire que c’est mieux, si on veut se comprendre d’utiliser les mots que les autres utilisent : c’est une lapalissade. Quelques tautologies, des fadaises réchauffées comme entrée en matière, pour faire socle commun ça paraît alléchant, mais encore faudrait-il, passé un certain point, quand même aller plus loin, trouver un lieu qui soit, quoiqu’encore lieu commun dans son vocabulaire, un peu nouveau pour tous. Quittons juste un moment, les bistrots, les troquets et la place du marché, lieux communs d’évidence. Partir loin du commun vers un lieu solitaire, sans aller jusqu’au large, aux eaux territoriales, aux déserts jaunes ou blancs, juste à côté de chez soi, même un square, même un parc ou un jardin public, un lieu frais sous les arbres, juste après un orage, les feuilles auraient encore des gouttes aux oreilles et des brillants aux branches, on se perdrait dans le vert, le foncé d’une forêt, le froufrou d’un grand lac caressé par le vent, lieu commun aux rêveries, clin d’œil aux romantiques. Partir d’un lieu commun et s’en aller ailleurs, les mots de tous les jours, les regarder vraiment, les entendre autrement avec notre entendement, aller chercher leur sens, caché ou usuel, commun ou littéral, strict ou métaphorique et s’en saisir pleinement, et quitter le lieu dit, lui faire dire autre chose que ce qu’on entend chez lui. Surtout se dépêcher d’aller aux dictionnaires, aux étals des libraires et aux bibliothèques, en faire lieux plus communs de ces lieux de lecture, y regarder de près, car le temps, l’assassin, qui fait tomber les feuilles dès l’automne revenu, transforme les lieux nouveaux si vite en lieux communs qu’il s’agit de chanter tant que l’été est là, on verra cet hiver pour danser s’il le faut quoiqu’en dise la morale de nos fables communes

Mon œil !

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Mon œil ! Tout, pour comprendre l’idée, est dans l’exclamation, dans le trait et le point, et dans le geste aussi, l’index sous la paupière qui dévoile un peu de blanc de notre œil pas si bête pour signifier à l’autre qu’on ne croit pas un mot de ce qui est énoncé, des promesses de carton qu’on voudrait nous faire prendre pour des lanternes vraies, de quoi nous éclairer, alors que finalement, en y regardant bien, on a tout de suite vu, on a tout de suite su, qu’il n’y aura plus qu’ombre dans la lumière promise et que ceux qui y croient se mettent le doigt dans l’œil. Que nos yeux soient de biche ou de braise ou de lynx dans tout ce qu’ils perçoivent viendra se faire un choix. De ce qui est devant nous, nos têtes reçoivent l’image, c’est à elles que revient la tâche délicate, compliquée, décisive, de choisir dans l’image ce qu’on en retiendra, la chose, la couleur, la forme ou le détail qui nous tapera dans l’œil. À nos entendements revient aussi le devoir de ne pas se laisser faire, ne pas croire qu’il n’y a rien, là, derrière le brouillard, que ce qui éblouit n’est souvent que renvoi d’une lumière lointaine, que les couleurs, parfois, ne sont pas celles qu’on voit, que le flou vient de nous et non pas des objets. Ne pas se laisser croire qu’un arbre seul sur la crête est le seul alentour, que derrière la petite butte il n’y a que du blanc tandis que sur la carte et dans nos souvenirs, le relief est tout autre, de pics et de sommets, de cols et de vallées, encore couverts de neige quand leur pente le permet, bien loin des myrtilliers et des rhododendrons aux couleurs chatoyantes et aux courbes avenantes. Saisissant tout ce qu’ils peuvent pour peu qu’on ne les ferme pas, nos yeux nourrissent nos têtes, tout comme nos papilles, nos oreilles, notre nez et le bout de nos doigts. Mais ils ne sont pas seuls, ces sens qui font le lien entre soi et le monde, et voir ce qu’on ne voit pas ça se fait grâce aux mots, qui sont et resteront pour tous ceux qui s’en servent loin des aveuglements et des facilités de qui se contenterait d’un simple petit coup d’œil, la prunelle de leurs yeux

Habiter

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Être au sec quand il pleut, être au chaud quand il gèle, être au calme quand il vente. Habiter la montagne ou le bord de la mer ou bien à la campagne ou encore dans la ville. Un toit et quatre murs, habiter en humain dans nos douces habitudes. D’autres habitent autrement. La plupart des autres bêtes qui vivent avec nous sur la peau de la terre, tout comme dans l’eau des mers, n’habitent pas du tout. Pour beaucoup ils occupent un morceau de savane, un creux dans le récif ou un bout de forêt sans jamais rien construire ou alors juste un nid pour faire naître et élever les petits rejetons qui complèteront l’espèce. Habiter dans un nid n’est pas toujours si simple, d’abord creuser le nid pour ceux qui sont des pics, ce sera dans un arbre que d’autres diraient mort, le creuser dans la terre quand on est macareux et qu’on veut habiter avec la vue sur mer tout en haut d’une falaise. Tous les nids ne se creusent pas, pour bien d’autres espèces, il faudra le construire, le bâtir, le tisser, le refaire tous les ans, l’arranger tous les ans, en changer tous les ans ou comme le coucou, aller pondre ses œufs dans le nid de quelqu’un d’autre. Car le nid des oiseaux, c’est juste une histoire d’œufs, une histoire de petits et le reste du temps, ils vivent au fil de l’eau, comme l’oiseau sur la branche, ils n’habitent pas vraiment, dorment à la belle étoile, que le temps soit clair ou non, un peu comme le nomade n’habite que ses habits, juste ce qu’il peut porter, en plus de ses idées, ses souvenirs, ses pensées qui ne le quittent pas. Habiter une idée, être habité par elle, lui faire une place de choix au milieu de sa tête, au cœur de ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’on goûte, qu’on touche et qu’on entend, de ce qu’on imagine, une cabane dans les bois d’où l’on part juste pour voir, où on revient chaque soir se blottir loin du noir, obsession comme un gaz qui prendrait toute la place sans jamais renoncer à la moindre parcelle de nos têtes, de nos mots, c’est comme quand on écrit, habiter dans son texte, être habitée par lui

Glace

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Cette eau frigorifiée, épaissie par le froid, affermie jusqu’au bloc est une affaire d’état. La glace pour son bleu, pour son froid, pour son blanc et puis son translucide, son brillant et son lisse. Si volontiers s’y perdre, s’y laisser endormir par le froid de l’hiver, se laisser attendrir par sa solidité, elle pourtant si fragile, qui se brise et se fond dans nos ébats d’états. Du liquide au solide, du solide au liquide le temps d’un chaud et froid, maladie de ces temps de changements dérangeants. On y perdrait le bleu où se perdent nos yeux, ce goût de grandes vacances en cornet ou godet et juste un peu plus loin, le doux réconfortant des ours du grand nord. Contradiction de nos vues, entre la bonhommie tendre du nounours des petits et le grand prédateur qui se nourrit de viande, de celle des bébés phoques aux yeux tout aussi doux. Lois loin de sentiments, manger ou bien périr, simplicités de ces vies qu’on entend barbouiller de nos affects d’humains quand eux y font survie, sacrifiés en jouets par nos incohérences. Se regarder soi-même dans la glace de nos vies, et se voir tels qu’on est pour mieux s’amouracher de la vie tout entière, pour mieux briser la glace et tomber dans les bras du dehors tout autour, qu’il mange ou soit mangé. Aimer la glace de loin et fondre sous son charme, tout en gardant sagement la distance qui s’impose, au nom des bonnes raisons, ne pas trop l’approcher, éviter l’évidence de câliner trop près, la prendre dans nos bras, aimer jusqu’à tuer. Alors, à contrecœur lui vouer pour toujours une tendresse à distance, un amour platonique, loin des yeux, près du cœur. Réconfort discordant de la savoir bien là, sans se permettre jamais de se rapprocher d’elle, se contenter, transis, d’une brûlure théorique, de l’idée de sa présence. La connaître seulement en images et en mots, il manquera le corps, mais la tête y sera, elle complètera, habile, les couleurs , les reflets, la transparente texture, elle donnera à la glace, sans crainte de déconvenue, de ce bleu des glaciers qui n’a rien à envier au plus mythique des bleus qu’est le bleu des lointains, le bleu d’un peu plus loin dans l’espace et le temps

Réflexion

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Contempler la surface, partir et revenir entre image et mirage, allers-retours timides de la lumière frileuse, ces jours de demi-jour, elle rechigne à passer de l’autre côté du lisse, l’autre côté du miroir. S’approcher prudemment, tâter du bout du pied, d’un orteil suspicieux, ne pas sauter le pas, jouer la réflexion, en mouvement naturel, réflexe immémorial, la lumière réfléchit. Elle revient en arrière, déviant juste ce qu’il faut, répondant angle pour angle, se ménageant le droit, dans certaines circonstances, de prendre la tangente. L’autre côté de l’eau reste opaque et secret. Mystère, monde parallèle, abîme opaque et sombre. Aller voir sans plonger, juste regarder de près, examiner aussi l’image réfléchie, bien voir tous les aspects, pour pouvoir décider en connaissance de cause, et puis de conséquences. Le tronc tombé dans l’eau raisonnera ainsi, jusqu’à ce que l’incident se fasse réfléchi, il se mirera dans l’onde. Sous la surface du lac vivent grenouilles et crapauds entre autres batraciens et bêtes résistantes aux sécheresses de l’été comme aux glaces de l’hiver. Ils vivent là sereins, cachés sous la façade, eux voient tout autrement le monde de la surface. Par exemple ces insectes aussi fins que légers, délicats comme des plumes, ils n’en voient que les pattes à peine effleurant l’eau juste de quoi construire une famille de cercles qui s’éloignent de leur centre, du ventre de leur naissance, brouillant les réflexions, effaçant les images que l’on s’était forgées comme autant de certitudes. Ne pas se laisser prendre aux images trop faciles quand le têtard, lui, sait très bien que le tronc, longue baleine échouée, ne fait sûrement pas d’angle aussi pointu qu’un pic quand il rencontre l’eau, mais continue sa route, toute droite et rectiligne jusqu’au fond de l’étang. Alors reprendre l’idée, changer de point de vue, réfléchir de nouveau aux mots qui conviendraient pour qu’ils soient les plus justes, creuser la réflexion, se construire comme réflexe que de faire réflexion de toute idée qui soit, et ne pas hésiter à y revenir encore, à réfléchir plus, à réfléchir mieux

Racines

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

On sait qu’elles sont bien là, mais on ne les voit pas, souterraines, invisibles, autant qu’indispensables. Elles nourrissent les plantes, les grands arbres, les humains, font tenir leurs histoires. Sans racines, tout s’écroule, mais elles restent dans l’ombre, discrètes et ombrageuses, héroïnes silencieuses, mères de tout ce qui vit. Parfois elles se hasardent, souvent un peu forcées, jusqu’à notre surface. Alors on peut les voir, poser les yeux sur elles, les admirer enfin comme elles le méritent. En racines d’équations, elles sont points de passage, endroits privilégiés d’où on peut contempler le côté positif, le côté négatif, le passé et l’avenir. En racines de nombres, elles leur disent d’où ils viennent, et qui leur a permis de grandir aussi vite, en carré ou en cube, plus si affinités. Et puis en racines d’arbres, quand elles viennent prendre l’air, il nous arrive souvent de nous y prendre les pieds. La pluie les faits briller et les passages nombreux, pour celles qui se retrouvent au milieu du chemin comme au milieu d’un gué, leur donne formes à rêver, à voir tout un tas de choses qui n’y sont bien sûr pas, mais qu’on aimerait y voir, que l’imagination va chercher comme elle veut dans la liste des souvenirs. D’ailleurs tout le monde sait bien qu’il suffit simplement de se coucher sur le sol et de lever les yeux, de regarder les choses avec la tête en bas et on se rend bien compte que les arbres puisent leur force, leur sagesse, leur quiétude, dans le creux des nuages où plongent leurs autres racines, celles qui portent des feuilles. Pour les feuilles des livres, les pages couvertes de mots, c’est un peu la même chose, l’essentiel est enfoui dans la vie de lecteur et puis dans le passé de celui qui écrit, de celle qui choisit les noms des personnages, le lieu et puis le temps, les mots qui feront les phrases et la musique d’un livre. Les racines d’un texte restent dans la pénombre, dans les papiers de recherche, les essais, les erreurs, les rencontres essentielles, elles soutiennent, elles nourrissent, elles apportent les saveurs de ce que vous lisez

Chelsea Hotel

Paru, avec plein d'autres (à lire, à voir, à écouter), dans la revue "Les villes en voix", mai 2024.
Les villes en voix
© Google Street View

Tu ne sais plus très bien, si tu marches, si tu danses. Tu touches à peine le sol, tu l’effleures, le caresses. Tes pieds sont des doigts, ils suivent la musique, ils marquent aussi les mots, la musique des mots. Un pas à chaque rime. I remember you well / in the Chelsea Hotel /. C’est la musique qui déplace tes pieds, tu adaptes ta marche aux descentes et aux montées en allongeant le pas, mais sans toucher au rythme, pour le rythme tu n’as plus le contrôle, la musique bouge tes jambes pour toi. C’est ça, tu marches dans tes oreilles, la mesure, en cadence, déclamée par tes pieds. Cette chanson ne te quitte pas, le timbre de la voix de Leonard Cohen, si grave sur sa fin, si lourde d’un tas de choses, y compris de beauté, cette voix habite ta tête depuis hier, depuis que tu es passée devant ce bâtiment, devant le Chelsea Hotel. La façade est immense. Pas immense à l’échelle de la ville, puisque tu es à New York, mais immense à l’échelle de la brique, du nombre infini de briques rouges qu’il fallût assembler pour construire l’édifice. Immense par le nombre de ses fenêtres pareilles, par les volutes forgées, noires, qui habillent les balcons, motifs qui se répètent, se répètent et se répètent, comme un refrain de chanson. Immense par la symétrie stricte de ce géant glorieux, l’asymétrie espiègle d’une plante en pot ici et d’une cheminée là, plus haute que sa voisine, et par le nez si haut qui partage strictement deux rangées d’yeux de verre, parfois voilés de stores. Immense aussi, bien sûr, par tout ce que tu sais, tout ce que tu as lu. L’année de construction ce 1883, qui en fait un ancêtre, un sage auréolé de son presque siècle et demi comme d’avoir vu changer les centaines et les mille dans la date du jour et d’avoir même été, au jour de sa naissance, le plus haut de la ville avec ses douze étages. Mais immense surtout par ses bras du début, construits pour accueillir, pour loger bien au chaud et pour faire une place à ceux qui rêvent plus grand que leurs revenus trop faibles, les chanteuses, les poètes, les épris de musique et puis les écrivains ou ceux du cinéma, ils avaient là leur place dans le vieux et le sale, les odeurs de poussière, le moite de la ville, le trop chaud de l’été et les câbles électriques à peine dissimulés en face de l’ascenseur, mais ils avaient une place. Maintenant c’est fini, plus d’artistes débutants, fauchés au bout du mois. Travaux, échafaudages, et nouvelle direction. Pour venir dormir là il faut être établi, avoir pignon sur rue, si possible une grande rue. Il reste l’emballage, plus rien à l’intérieur, plus de Janis Joplin, de Leonard Cohen. Mais restent la chanson et les mots du poète. Alors tu comprends mieux, entre deux pas de danse, que les choses ont changé et que l’immeuble, comme eux, et comme tous les autres qui ont fait de ces briques quelque chose d’immense, ont tous fini, maintenant, par tourner le dos au monde

Iris

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Un muscle pour ouvrir, un muscle pour fermer et un accord parfait entre ces opposés. Pour dehors on aura une jolie couleur qui sert à faire joli et à attirer l’œil d’un autre humain que soi. Notre œil est un diaphragme, une émouvante entrée dans nos têtes, nos pensées, certains diront nos âmes. Laisser la porte ouverte pour admettre la lumière, ses couleurs, ses contrastes, laisser venir le monde jusqu’à notre intérieur, le déposer doucement sur l’attentive rétine, doser avec grand art, mais sans exagérer, juste ce qu’il faut pour voir, précis conforme et net, pour distinguer les choses, déchiffrer tant le qui que le quoi ou le où, aller jusqu’au détail, aux fins grains de pollen, aux aguichants pistils, à la forme affinée par toute l’évolution, fragile et ingénieuse. S’ouvrir et se fermer, quand la pluie viendrait faire menace au velouté, à la douceur sereine, du pétale, du pollen, savoir se préserver, refermer les paupières quand le vent est trop fort et risque d’abimer le fragile intérieur, compromettre l’image et ses irisations, sa nacre, sa rutilance, sa couleur si moelleuse, son duvet à peine né. Quand on parle d’iris, ne voir que la couleur est bien trop réducteur, c’est oublier bien vite les formes et les valeurs, le grain et la netteté qui invitent les fractales dans les plumes de l’oiseau, des deltas infinis dans les feuilles des arbres, des chaînes de montagnes dans un pétale soyeux regardé de tout près. Ne voir que la couleur en parlant de l’iris serait se contenter de la couverture du livre, l’image et puis le titre, le résumé derrière et le dos qu’on lirait en se penchant un peu, mais sans aller plus loin, sans feuilleter ni lire, ne pas plonger tout droit dans le vif du sujet, dans l’ouverture laissée par les muscles qui ferment et les muscles qui ouvrent, dans ce qui fait histoire et dit les sentiments, émotions du moment, la couleur de nos yeux, œil noir et pensées sombres, ou regard lumineux bousculé dans ses coins par un sourire immense. Tout ce qu’on trouvera à l’intérieur du livre si on ose prendre la peine de plonger en son sein les deux yeux bien ouverts autant que les idées