Tous les articles par Juliette Derimay

Mon œil !

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Mon œil ! Tout, pour comprendre l’idée, est dans l’exclamation, dans le trait et le point, et dans le geste aussi, l’index sous la paupière qui dévoile un peu de blanc de notre œil pas si bête pour signifier à l’autre qu’on ne croit pas un mot de ce qui est énoncé, des promesses de carton qu’on voudrait nous faire prendre pour des lanternes vraies, de quoi nous éclairer, alors que finalement, en y regardant bien, on a tout de suite vu, on a tout de suite su, qu’il n’y aura plus qu’ombre dans la lumière promise et que ceux qui y croient se mettent le doigt dans l’œil. Que nos yeux soient de biche ou de braise ou de lynx dans tout ce qu’ils perçoivent viendra se faire un choix. De ce qui est devant nous, nos têtes reçoivent l’image, c’est à elles que revient la tâche délicate, compliquée, décisive, de choisir dans l’image ce qu’on en retiendra, la chose, la couleur, la forme ou le détail qui nous tapera dans l’œil. À nos entendements revient aussi le devoir de ne pas se laisser faire, ne pas croire qu’il n’y a rien, là, derrière le brouillard, que ce qui éblouit n’est souvent que renvoi d’une lumière lointaine, que les couleurs, parfois, ne sont pas celles qu’on voit, que le flou vient de nous et non pas des objets. Ne pas se laisser croire qu’un arbre seul sur la crête est le seul alentour, que derrière la petite butte il n’y a que du blanc tandis que sur la carte et dans nos souvenirs, le relief est tout autre, de pics et de sommets, de cols et de vallées, encore couverts de neige quand leur pente le permet, bien loin des myrtilliers et des rhododendrons aux couleurs chatoyantes et aux courbes avenantes. Saisissant tout ce qu’ils peuvent pour peu qu’on ne les ferme pas, nos yeux nourrissent nos têtes, tout comme nos papilles, nos oreilles, notre nez et le bout de nos doigts. Mais ils ne sont pas seuls, ces sens qui font le lien entre soi et le monde, et voir ce qu’on ne voit pas ça se fait grâce aux mots, qui sont et resteront pour tous ceux qui s’en servent loin des aveuglements et des facilités de qui se contenterait d’un simple petit coup d’œil, la prunelle de leurs yeux

Habiter

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Être au sec quand il pleut, être au chaud quand il gèle, être au calme quand il vente. Habiter la montagne ou le bord de la mer ou bien à la campagne ou encore dans la ville. Un toit et quatre murs, habiter en humain dans nos douces habitudes. D’autres habitent autrement. La plupart des autres bêtes qui vivent avec nous sur la peau de la terre, tout comme dans l’eau des mers, n’habitent pas du tout. Pour beaucoup ils occupent un morceau de savane, un creux dans le récif ou un bout de forêt sans jamais rien construire ou alors juste un nid pour faire naître et élever les petits rejetons qui complèteront l’espèce. Habiter dans un nid n’est pas toujours si simple, d’abord creuser le nid pour ceux qui sont des pics, ce sera dans un arbre que d’autres diraient mort, le creuser dans la terre quand on est macareux et qu’on veut habiter avec la vue sur mer tout en haut d’une falaise. Tous les nids ne se creusent pas, pour bien d’autres espèces, il faudra le construire, le bâtir, le tisser, le refaire tous les ans, l’arranger tous les ans, en changer tous les ans ou comme le coucou, aller pondre ses œufs dans le nid de quelqu’un d’autre. Car le nid des oiseaux, c’est juste une histoire d’œufs, une histoire de petits et le reste du temps, ils vivent au fil de l’eau, comme l’oiseau sur la branche, ils n’habitent pas vraiment, dorment à la belle étoile, que le temps soit clair ou non, un peu comme le nomade n’habite que ses habits, juste ce qu’il peut porter, en plus de ses idées, ses souvenirs, ses pensées qui ne le quittent pas. Habiter une idée, être habité par elle, lui faire une place de choix au milieu de sa tête, au cœur de ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’on goûte, qu’on touche et qu’on entend, de ce qu’on imagine, une cabane dans les bois d’où l’on part juste pour voir, où on revient chaque soir se blottir loin du noir, obsession comme un gaz qui prendrait toute la place sans jamais renoncer à la moindre parcelle de nos têtes, de nos mots, c’est comme quand on écrit, habiter dans son texte, être habitée par lui

Glace

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Cette eau frigorifiée, épaissie par le froid, affermie jusqu’au bloc est une affaire d’état. La glace pour son bleu, pour son froid, pour son blanc et puis son translucide, son brillant et son lisse. Si volontiers s’y perdre, s’y laisser endormir par le froid de l’hiver, se laisser attendrir par sa solidité, elle pourtant si fragile, qui se brise et se fond dans nos ébats d’états. Du liquide au solide, du solide au liquide le temps d’un chaud et froid, maladie de ces temps de changements dérangeants. On y perdrait le bleu où se perdent nos yeux, ce goût de grandes vacances en cornet ou godet et juste un peu plus loin, le doux réconfortant des ours du grand nord. Contradiction de nos vues, entre la bonhommie tendre du nounours des petits et le grand prédateur qui se nourrit de viande, de celle des bébés phoques aux yeux tout aussi doux. Lois loin de sentiments, manger ou bien périr, simplicités de ces vies qu’on entend barbouiller de nos affects d’humains quand eux y font survie, sacrifiés en jouets par nos incohérences. Se regarder soi-même dans la glace de nos vies, et se voir tels qu’on est pour mieux s’amouracher de la vie tout entière, pour mieux briser la glace et tomber dans les bras du dehors tout autour, qu’il mange ou soit mangé. Aimer la glace de loin et fondre sous son charme, tout en gardant sagement la distance qui s’impose, au nom des bonnes raisons, ne pas trop l’approcher, éviter l’évidence de câliner trop près, la prendre dans nos bras, aimer jusqu’à tuer. Alors, à contrecœur lui vouer pour toujours une tendresse à distance, un amour platonique, loin des yeux, près du cœur. Réconfort discordant de la savoir bien là, sans se permettre jamais de se rapprocher d’elle, se contenter, transis, d’une brûlure théorique, de l’idée de sa présence. La connaître seulement en images et en mots, il manquera le corps, mais la tête y sera, elle complètera, habile, les couleurs , les reflets, la transparente texture, elle donnera à la glace, sans crainte de déconvenue, de ce bleu des glaciers qui n’a rien à envier au plus mythique des bleus qu’est le bleu des lointains, le bleu d’un peu plus loin dans l’espace et le temps

Réflexion

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Contempler la surface, partir et revenir entre image et mirage, allers-retours timides de la lumière frileuse, ces jours de demi-jour, elle rechigne à passer de l’autre côté du lisse, l’autre côté du miroir. S’approcher prudemment, tâter du bout du pied, d’un orteil suspicieux, ne pas sauter le pas, jouer la réflexion, en mouvement naturel, réflexe immémorial, la lumière réfléchit. Elle revient en arrière, déviant juste ce qu’il faut, répondant angle pour angle, se ménageant le droit, dans certaines circonstances, de prendre la tangente. L’autre côté de l’eau reste opaque et secret. Mystère, monde parallèle, abîme opaque et sombre. Aller voir sans plonger, juste regarder de près, examiner aussi l’image réfléchie, bien voir tous les aspects, pour pouvoir décider en connaissance de cause, et puis de conséquences. Le tronc tombé dans l’eau raisonnera ainsi, jusqu’à ce que l’incident se fasse réfléchi, il se mirera dans l’onde. Sous la surface du lac vivent grenouilles et crapauds entre autres batraciens et bêtes résistantes aux sécheresses de l’été comme aux glaces de l’hiver. Ils vivent là sereins, cachés sous la façade, eux voient tout autrement le monde de la surface. Par exemple ces insectes aussi fins que légers, délicats comme des plumes, ils n’en voient que les pattes à peine effleurant l’eau juste de quoi construire une famille de cercles qui s’éloignent de leur centre, du ventre de leur naissance, brouillant les réflexions, effaçant les images que l’on s’était forgées comme autant de certitudes. Ne pas se laisser prendre aux images trop faciles quand le têtard, lui, sait très bien que le tronc, longue baleine échouée, ne fait sûrement pas d’angle aussi pointu qu’un pic quand il rencontre l’eau, mais continue sa route, toute droite et rectiligne jusqu’au fond de l’étang. Alors reprendre l’idée, changer de point de vue, réfléchir de nouveau aux mots qui conviendraient pour qu’ils soient les plus justes, creuser la réflexion, se construire comme réflexe que de faire réflexion de toute idée qui soit, et ne pas hésiter à y revenir encore, à réfléchir plus, à réfléchir mieux

Racines

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

On sait qu’elles sont bien là, mais on ne les voit pas, souterraines, invisibles, autant qu’indispensables. Elles nourrissent les plantes, les grands arbres, les humains, font tenir leurs histoires. Sans racines, tout s’écroule, mais elles restent dans l’ombre, discrètes et ombrageuses, héroïnes silencieuses, mères de tout ce qui vit. Parfois elles se hasardent, souvent un peu forcées, jusqu’à notre surface. Alors on peut les voir, poser les yeux sur elles, les admirer enfin comme elles le méritent. En racines d’équations, elles sont points de passage, endroits privilégiés d’où on peut contempler le côté positif, le côté négatif, le passé et l’avenir. En racines de nombres, elles leur disent d’où ils viennent, et qui leur a permis de grandir aussi vite, en carré ou en cube, plus si affinités. Et puis en racines d’arbres, quand elles viennent prendre l’air, il nous arrive souvent de nous y prendre les pieds. La pluie les faits briller et les passages nombreux, pour celles qui se retrouvent au milieu du chemin comme au milieu d’un gué, leur donne formes à rêver, à voir tout un tas de choses qui n’y sont bien sûr pas, mais qu’on aimerait y voir, que l’imagination va chercher comme elle veut dans la liste des souvenirs. D’ailleurs tout le monde sait bien qu’il suffit simplement de se coucher sur le sol et de lever les yeux, de regarder les choses avec la tête en bas et on se rend bien compte que les arbres puisent leur force, leur sagesse, leur quiétude, dans le creux des nuages où plongent leurs autres racines, celles qui portent des feuilles. Pour les feuilles des livres, les pages couvertes de mots, c’est un peu la même chose, l’essentiel est enfoui dans la vie de lecteur et puis dans le passé de celui qui écrit, de celle qui choisit les noms des personnages, le lieu et puis le temps, les mots qui feront les phrases et la musique d’un livre. Les racines d’un texte restent dans la pénombre, dans les papiers de recherche, les essais, les erreurs, les rencontres essentielles, elles soutiennent, elles nourrissent, elles apportent les saveurs de ce que vous lisez

Chelsea Hotel

Paru, avec plein d'autres (à lire, à voir, à écouter), dans la revue "Les villes en voix", mai 2024.
Les villes en voix
© Google Street View

Tu ne sais plus très bien, si tu marches, si tu danses. Tu touches à peine le sol, tu l’effleures, le caresses. Tes pieds sont des doigts, ils suivent la musique, ils marquent aussi les mots, la musique des mots. Un pas à chaque rime. I remember you well / in the Chelsea Hotel /. C’est la musique qui déplace tes pieds, tu adaptes ta marche aux descentes et aux montées en allongeant le pas, mais sans toucher au rythme, pour le rythme tu n’as plus le contrôle, la musique bouge tes jambes pour toi. C’est ça, tu marches dans tes oreilles, la mesure, en cadence, déclamée par tes pieds. Cette chanson ne te quitte pas, le timbre de la voix de Leonard Cohen, si grave sur sa fin, si lourde d’un tas de choses, y compris de beauté, cette voix habite ta tête depuis hier, depuis que tu es passée devant ce bâtiment, devant le Chelsea Hotel. La façade est immense. Pas immense à l’échelle de la ville, puisque tu es à New York, mais immense à l’échelle de la brique, du nombre infini de briques rouges qu’il fallût assembler pour construire l’édifice. Immense par le nombre de ses fenêtres pareilles, par les volutes forgées, noires, qui habillent les balcons, motifs qui se répètent, se répètent et se répètent, comme un refrain de chanson. Immense par la symétrie stricte de ce géant glorieux, l’asymétrie espiègle d’une plante en pot ici et d’une cheminée là, plus haute que sa voisine, et par le nez si haut qui partage strictement deux rangées d’yeux de verre, parfois voilés de stores. Immense aussi, bien sûr, par tout ce que tu sais, tout ce que tu as lu. L’année de construction ce 1883, qui en fait un ancêtre, un sage auréolé de son presque siècle et demi comme d’avoir vu changer les centaines et les mille dans la date du jour et d’avoir même été, au jour de sa naissance, le plus haut de la ville avec ses douze étages. Mais immense surtout par ses bras du début, construits pour accueillir, pour loger bien au chaud et pour faire une place à ceux qui rêvent plus grand que leurs revenus trop faibles, les chanteuses, les poètes, les épris de musique et puis les écrivains ou ceux du cinéma, ils avaient là leur place dans le vieux et le sale, les odeurs de poussière, le moite de la ville, le trop chaud de l’été et les câbles électriques à peine dissimulés en face de l’ascenseur, mais ils avaient une place. Maintenant c’est fini, plus d’artistes débutants, fauchés au bout du mois. Travaux, échafaudages, et nouvelle direction. Pour venir dormir là il faut être établi, avoir pignon sur rue, si possible une grande rue. Il reste l’emballage, plus rien à l’intérieur, plus de Janis Joplin, de Leonard Cohen. Mais restent la chanson et les mots du poète. Alors tu comprends mieux, entre deux pas de danse, que les choses ont changé et que l’immeuble, comme eux, et comme tous les autres qui ont fait de ces briques quelque chose d’immense, ont tous fini, maintenant, par tourner le dos au monde

Iris

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Un muscle pour ouvrir, un muscle pour fermer et un accord parfait entre ces opposés. Pour dehors on aura une jolie couleur qui sert à faire joli et à attirer l’œil d’un autre humain que soi. Notre œil est un diaphragme, une émouvante entrée dans nos têtes, nos pensées, certains diront nos âmes. Laisser la porte ouverte pour admettre la lumière, ses couleurs, ses contrastes, laisser venir le monde jusqu’à notre intérieur, le déposer doucement sur l’attentive rétine, doser avec grand art, mais sans exagérer, juste ce qu’il faut pour voir, précis conforme et net, pour distinguer les choses, déchiffrer tant le qui que le quoi ou le où, aller jusqu’au détail, aux fins grains de pollen, aux aguichants pistils, à la forme affinée par toute l’évolution, fragile et ingénieuse. S’ouvrir et se fermer, quand la pluie viendrait faire menace au velouté, à la douceur sereine, du pétale, du pollen, savoir se préserver, refermer les paupières quand le vent est trop fort et risque d’abimer le fragile intérieur, compromettre l’image et ses irisations, sa nacre, sa rutilance, sa couleur si moelleuse, son duvet à peine né. Quand on parle d’iris, ne voir que la couleur est bien trop réducteur, c’est oublier bien vite les formes et les valeurs, le grain et la netteté qui invitent les fractales dans les plumes de l’oiseau, des deltas infinis dans les feuilles des arbres, des chaînes de montagnes dans un pétale soyeux regardé de tout près. Ne voir que la couleur en parlant de l’iris serait se contenter de la couverture du livre, l’image et puis le titre, le résumé derrière et le dos qu’on lirait en se penchant un peu, mais sans aller plus loin, sans feuilleter ni lire, ne pas plonger tout droit dans le vif du sujet, dans l’ouverture laissée par les muscles qui ferment et les muscles qui ouvrent, dans ce qui fait histoire et dit les sentiments, émotions du moment, la couleur de nos yeux, œil noir et pensées sombres, ou regard lumineux bousculé dans ses coins par un sourire immense. Tout ce qu’on trouvera à l’intérieur du livre si on ose prendre la peine de plonger en son sein les deux yeux bien ouverts autant que les idées

Nuit

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Lorsque la nuit commence, tout est en négatif. On n’y voit plus que goutte, nos yeux, si forts de jour pour toutes les couleurs, ne distinguent plus très bien les détails et les teintes. Quand le soir se fait nuit, il fait noir, il fait sombre, et souvent il fait froid. Lorsque la nuit commence, elle est impersonnelle. Il fait noir comme il pleut, on ne connaît pas ce il qui dérobe tant de choses à nos yeux trop humains. Et puis ce soir de mai on n’a plus l’habitude, du froid et puis du noir quand les journées rallongent. Il faut monter là-haut loin des iris en fleurs pour se trouver encore les deux pieds dans la neige, une vieille neige de printemps, une neige en gravillons, en sucre peu raffiné bien loin de la poudreuse des jours froids de l’hiver. L’air est un peu trop frais pour avoir des odeurs juste le bruit de nos pas qui écrasent un peu plus cette glace déjà pilée. Alors on s’habille bien, grosse veste et bonnet comme il y a quelques mois et on avance pour voir. Et puis on ne voit rien. On plisse pourtant les yeux comme les jours de grand beau quand le ciel est trop blanc, mais ça n’aide pas vraiment. Le soutien vient du temps, les étoiles ne se livrent qu’à ceux qui sont patients. Au début on ne voit que les étoiles en gras, les étoiles majuscules, lumineuses et célèbres, celles qui se sont fait un nom qu’on aura entendu même sans s’intéresser à ces signes de là-haut qui nous disent l’infini, qui nous disent que nous sommes infiniment petits. Et puis l’œil s’habitue, il devient plus sensible, il distingue mieux et plus, des étoiles plus petites qui font les galaxies, nébuleuses, Voie lactée, des dessins en dentelle qui racontent des histoires de contes merveilleux et de mythologies, de monstres et de dieux, d’une reine insolente qui finis W, d’animaux fantastiques, de légendes terribles. Alors on reste là en oubliant le froid, on recherche l’étoile pour compléter la lyre ou on pointe du doigt pour se persuader qu’on a enfin trouvé la tête manquante du cygne. Quand la fatigue arrive qu’il est temps rentrer, on se rend compte qu’on y voit déjà bien mieux qu’avant, que ce qui était noir a pris la forme d’un arbre, qu’on retrouve les sommets et qu’on fuit la lumière pour ne pas perdre tout ça. Même les yeux pleins de sables, on fait un peu traîner comme quand il faut sortir d’une grande bibliothèque où chaque dos de livre, comme une petite lumière, est une promesse d’histoire

Attention

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Dans le mot attention, l’important est après, juste après les neuf lettres, dans la ponctuation. Du point qu’on y mettra, le sens en sera changé, du danger immédiat, façon alerte rouge, au nécessaire grand calme pour bien se concentrer. Le attention devant de quelqu’un qui cuisine et porte une grande plaque chaude ne se comprends qu’avec un point d’exclamation, il doit être suivi d’une action adaptée, un évitement souple, une artistique esquive. Mais pour l’autre attention, il nous faut la lenteur des points de suspension, surtout ne rien troubler, écouter, regarder, sentir ou bien goûter ou encore rechercher, doucement du bout des doigts, la petite cicatrice en haut de l’omoplate ou la poignée de la porte pour s’éclipser sans bruit. Il s’agira alors de mettre tout son cerveau dans un seul sens unique, l’empêcher de s’enfuir, ou même de s’enfouir, de jouer à l’autruche, de suivre les nuages, d’aller aux champignons quand on cherche l’oiseau. Cette deuxième acception du mot attention est une chose délicate, subtile et volatile. Trouver dans les feuilles vertes les plumes d’un oiseau ou entendre son chant au milieu des voitures qui ronflent et qui klaxonnent demande une vigilance, une concentration et une envie de voir qui accepte avec joie qu’on lui consacre du temps, qu’on le voit autrement, pourquoi pas noir et blanc. Le bourgeon nouveau-né qui se déplie et s’ouvre, tâte enfin de l’air libre, presque étonné lui-même de se voir enfin feuille, réclame lui aussi toute notre attention, autant que le lézard, immobile et patient, couleur pierre dans les pierres, il guette l’inattention de celle qui l’observe avec grande attention. Les mots, petits ou gros, devraient recevoir aussi toute notre attention quand il faut les écrire, les habiller de beau, orthographe et grammaire, tirés à quatre épingles, soigner leur voisinage pour un accord parfait, tout peaufiner chez eux, la forme autant que le fond sans négliger le son, passer et repasser en pleine concentration de celui qui va lire à celui qui écrit, offrir aux mots, enfin, toute notre attention, sans tension, sans attente, toute notre attention

Espace vert

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Elle est rose, un peu mauve, dans un espace tout vert. Tout autour d’elle, des herbes, des tiges, des feuilles, des herbettes, du chiendent et du trèfle, mais aussi des orties, des ronces et de l’ivraie. En résumé, beaucoup de ces nombreuses plantes vertes qu’on appelle mauvaises herbes. Mais elle, elle est rose. Rose avec un peu de violet, du blanc et du vert, quand même, pour ses feuilles longues et fines. Mais surtout elle, elle a une gueule d’ange. Elle attire l’objectif des photographes des près. Grandes ailes déployées, deux yeux bruns et terribles qui te parlent juste à toi et même rien qu’à toi et une longue robe tachetée qui en fait un bijou, une star au sein des fleurs. L’orchidée. Au milieu de toutes les fleurs, l’orchidée est de celle que l’on admire le plus. Ses formes et ses couleurs, son inventivité, son maquillage d’insecte pour piéger les insectes, et sa ténacité pour revenir chaque année avec d’autres comme elle, chaque printemps de nouveau plus belle et plus pimpante, elle est haut sur la liste de nos fleurs préférées. Mais elle ne viendra là que si on ne la tond pas. Pas d’orchidée lovée au coin d’un stade de foot ou d’un gazon de parterre. Il faudrait pour cela éviter soigneusement de lui couper l’herbe sous le pied, il faudrait inventer une autre alternative pour faire du vert en ville, une autre espèce d’espace, pas uniquement vert. S’asseoir un jour d’été au milieu des feuilles vertes avec une feuille blanche et penser le dehors avec tous nos dedans remplis de connaissances, d’envies et de besoins. Partir de cette feuille blanche comme l’a fait Georges Perec et puis s’en éloigner, la voir dans une prairie pas seulement dans une chambre, et puis des arbres autour, une forêt comme immeuble, des ruisseaux, des vallons qui diraient la région et puis vu de plus haut on serait sur un nuage à l’échelle du pays, du continent, de la Terre et puis du grand espace. Juste réécrire l’histoire, avec du vert en plus, avec en plus les fleurs et pas juste leurs feuilles, une espèce d’espace vert qui ferait place à la vie, au-delà de la ville