Tous les articles par Juliette Derimay

Faites parler les images #10

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Dixième atelier, dix images !

Dix images, dix textes : un dixtique !

– Cadre :
Tu aurais dû faire attention au cadre. Aux attaches. Elles sont dans le cadre, comme on dit en photo. Dommage, c’était plutôt bien fait, aligné sur la tapisserie, la lumière vient de gauche, l’œil commence par la forêt, les cavaliers sur leurs rennes, puis le regard se laisse guider par les traces sur la neige, il arrive aux tentes, au filet de fumée qui ramène sur la gauche, à la case départ du voyage de l’œil dans le tableau. Te laissant de côté, toi le personnage en orange qu’on ne remarque presque pas tellement tu es au bord du cadre…

– Petite fille endormie :
Longtemps je me suis couchée de bonne heure, à la recherche du temps perdu des sommeils de l’enfance, du temps perdu des rêves de l’enfance. Quand tout est encore faisable, quand l’impossible n’est jamais un frein, quand le fantastique est la règle. Quand un baiser de maman anéanti pour la nuit entière les angoisses, les peurs et les dragons, quand les plus grandes frayeurs sont celles qui se cachent sous le lit, quand dans un seul rêve et en une seule nuit on est éboueuse, marin, architecte, aventurière ou poëte. Quand le monde des grands nous est encore ouvert. Grand…

– Chaussures dans la poussière :
Seules les chaussures neuves sont vides. Les tiennes sont encore toutes remplies de toi. Elles gardent encore un peu de ce rouge de tes joues, quand tu me souriais. Dans tes chaussures il reste la trace de ton talon, quand tu regardais partir le bateau pour Ouessant. Un peu de vide au milieu, pour la voûte de ton pied, qui abritait toutes nos étoiles. Et ce pli sur l’avant, quand tu marchais vers moi, vers ce porche rue de Siam, quand tu te grandissais pour te serrer contre moi, ruisselante, ravie, épanouie. Souviens-toi, Barbara. Il pleuvait sur Brest ce jour-là…

– Chapelle bord de mer
Elle allait à la plage comme d’autres vont au cimetière. Solennellement vêtue de noir, elle se rendait tous les ans à la chapelle avec son escabeau. Elle gravissait cinq marches pour atteindre la maquette de la Marie-Annick, époussetait le petit bateau, enlevait les toiles d’araignées et déposait quelques brins de laine bleue, celle du dernier bonnet tricoté à son Fanch. Il venait d’avoir vingt ans.
Maintenant qu’elle n’est plus là, c’est lui, François, son fils né orphelin qui va veiller sur l’ex-voto suspendu dans la petite chapelle de granit posée là, au ras des flots, dans la Baie des Trépassés. 

– Rêve de paysage
C’est un moment très court, bref, et éphémère, ce moment où on ouvre les yeux. Battement de cil, la lumière est là mais l’œil, lui n’est pas encore complètement réveillé. On est en transition, entre le sommeil et l’éveil. Les sensations arrivent, mais on a du mal à les classer entre fiction et réalité. Les images se mélangent, se superposent, se trompent de tiroir. Ciel ? Mer ? Nuages ? Désert ? Où est le haut ? Où est le bas ? Où suis-je ? Qui suis-je ? Qu’est ce qui est important ? Et que vais-je faire de cette journée ?

– Lessive sur cintres
Les anciens racontent qu’avant, les gens ne portaient pas tous le même vêtement. Il y avait des formes différentes, des couleurs différentes, et même des matières différentes. Ça dépendait de l’endroit où on vivait, parce que les gens sortaient, il n’y avait pas encore le climat universel. Et tous ces habits portaient des noms différents, sari, jupe, djellaba, pantalon, chemisier, cape, kilt, parka, débardeur, tunique, … Certains étaient déjà faits en matières synthétisées, mais d’autres étaient tissés de fibres naturelles, de plantes ou d’animaux disparus comme le coton, le lin ou la laine des moutons. Ça devait être magnifique, cette diversité !

– Bollywood miroir
Pulvérisateur, brosse, crème pour le visage, sèche-cheveux pour la mise en pli, fil et aiguille pour un point de couture sur le sari. J’emmènerai tout. En sortant, je donnerai un dernier coup d’œil aux posters, pour conjurer le sort. Ensuite je rentrerai en scène, comme tous les soirs. Danseuse traditionnelle, je suis la dernière d’une longue chaine. Quand je danse, toutes mes devancières sont avec moi, elles dansent avec moi m’aident à contrôler mon cou et mes poignets, mon regard… Quand ma fille dansera, je danserai avec elle. Demain, elle sera ici à ma place, aujourd’hui, c’est mon dernier soir.

– Assis dos à la grille
J’avais apporté des lilas. Pour ma Madeleine à moi. Bien sûr, elle ne s’appelle pas Madeleine, ma Bithi, mais ce soir plus que les autres soirs, ces mots sont intimement plaqués à mon histoire. Jacques Brel n’est pas très connu ici, mais j’ai entendu cette chanson dans un film Bollywood. Les deux amoureux héroïques visitaient Paris, tour Eiffel en carton doré, fleuve Ulhas pour la Seine, mais la chanson était vraie. Trop vraie. Ce soir, Bithi est restée avec sa famille et ses frères, qui valent bien les Joël, Gaston et Gaspard de Madeleine.  Ce soir, j’ai jeté mes lilas…

– Ombre sur mûr vert :
Demain dès l’aube, je partirai, je suivrai mon ombre dans le soleil couchant. Je passerai le portail en fer forgé, sans le refermer. Je prendrai le savoir et je reviendrai. Il faut multiplier le savoir, pas le partager. Si tu as le savoir et que tu me le donnes, nous sommes deux à l’avoir. Et personne n’a rien perdu, nous avons tous les deux gagné. 
Je veux ma part de votre savoir. Et je l’aurai. Pour à mon tour, le distribuer. Alors le portail en fer des maisons de chez moi sera comme un soleil levant qui dispense ses rayons.

– Montgolfière :
Tu sais maman, je l’ai vu, moi, le voleur. Le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et même le violet, il les a toutes mises dans un grand sac géant. Ensuite, il s’est envolé dans le ciel, mais le sac était mal fermé. Pourtant, il devait le savoir, lui, qu’il risquait de les perdre, parce qu’il y avait un grand panier en dessous du sac, pour les rattraper si elles tombent. Dis- maman, tu crois que le monsieur a volé les couleurs pour repeindre le ciel en orange et en rose quand le soleil va se coucher ? 

Et pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-10-surprise/

Faites parler les images #9

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Le lac du cygne

Ils se regardent. Chacun à un bout du ponton. Entourés par la foule compacte des gouttes de pluie, ils sont seuls à se faire face, immobiles. L’un est en bleu, capuche sur la tête et mains dans les poches, l’autre est en blanc encore tout propre en ce début de saison, il a été pomponné, briqué, apprêté. Entre eux, les nuages et les eaux du lac s’essayent à une palette de tons dégradés dominés par le gris. Ce cygne, c’est son bateau pour les quatre mois à venir, il sera aux commandes, seul maître à bord. Capitaine de cygne à couronne dorée. Sur un lac.

Petit, aux commandes de son atlas dans la tempête furieuse de ses draps, il se récitait des formules magiques, des mots à vous faire voyager des années entières, le nez dans le bleu, loin du tableau noir. Valparaiso, Zanzibar, Amsterdam, Djibouti, les grands bancs de Terre-Neuve, l’île de la tortue, la statue de la liberté à l’entrée de New-York, le pont de Recouvrance avant de rentrer à la maison après Vladivostok. Pour y arriver il a bien fallu s’y mettre, regarder de plus près les petites lignes si droites qui enferment les cartes, y mettre des nombres, les remplir de formules compliquées, troquer les bottes en caoutchouc pour l’uniforme bleu marine. Ça n’a pas été simple, mais il y est arrivé. Pas dans les premiers, mais pas non plus le dernier.

Et puis la vie s’en est mêlée. Léa est arrivée, elle a tout simplifié, tout enluminé. Puis elle a tout emmêlé, tout compliqué, et elle est repartie, laissant juste un grand vide. Au mauvais moment, au moment des affectations. Classement moyen, les passerelles à moquettes et les cuivres bien astiqués, ce serait de toutes façons pour les autres. Il s’est trainé ce jour-là devant le grand bureau couvert de papiers eux-mêmes couverts de listes, de tableaux et de noms, pour s’entendre hausser les épaules dans un grand soupir. « N’importe quoi pourvu que ça flotte ».

Et voilà. Ce cygne qui flotte, c’est n’importe quoi. Mais il flotte. Et il en est le capitaine. Capitaine de carton-pâte ? Mascarade ?

Depuis sa nomination, le temps a érodé ses humeurs et ses avis. En transit au bercail, sur le vieux banc de bois tout en comptant les vagues arrivant sur la plage, il a contemplé, réfléchi, écouté. Assise à côté de lui à la veille du départ, Mémé a giflé ses colères de son sourire si sage.

Tout doucement le quitte, ce goût de plumer la bête pour équiper ses flèches… C’est peut-être le signe qu’il se fait au cygne et qu’au lieu de le maudire, de le blâmer et de le condamner, il va finalement, en pensant à Mémé, essayer d’en tirer le plus de douceur possible.

Et pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parles-les-images-9/

Faites parler les images #8

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Olaf, mon très cher éditeur,

Tu trouveras en pièce jointe un selfie pris ce matin au lever du jour, comme demandé dans ton précédent mail. J’espère qu’il te conviendra pour la quatrième de couverture de notre futur livre. J’y suis plutôt à mon avantage, ne trouves-tu pas ? L’éclat de mes yeux est encore accentué par le flou sur mon nez… ce qui n’est pas une mauvaise chose : mon nez n’est pas ce que j’aime à mettre en avant…. Tare familiale, on ne peut hélas pas grand-chose contre la génétique. Par contre, si tes infographistes pouvaient mettre davantage en valeur ma chevelure, j’apprécierais grandement !

J’ai tellement hâte d’avoir cet objet, ce livre entre les mains, de le feuilleter, de faire glisser une à une les pages sur mon pouce, de le caresser, d’en sentir l’odeur… l’attente m’est de plus en plus insupportable maintenant que j’en ai terminé avec l’écriture, les relectures et innombrables corrections qui m’ont occupé quasiment en continu ces dix dernières années. D’autant plus que, comme tu le sais, l’écriture n’était pour moi que la première partie de la « thérapie ». La deuxième consistera en l’accueil et la gestion des retours des lecteurs, des critiques, de la critique et de mes pairs. Beaucoup sont au courant de la démarche que j’ai entreprise, mais ceux que je ne rencontre que rarement seront sûrement étonnés.

En effet, même si ces « Confessions d’un Troll de mer et de pierre » ne parlent que de moi et ne sont donc censées ne concerner que moi, je sais que les amalgames ne seront pas rares et que la plupart des lecteurs feront sans attendre une généralisation de mon cas particulier. De nombreux Trolls risquent d’en pâtir…

Cependant, mon deuxième plus grand souhait avec cet ouvrage est bien sûr de porter les gens à davantage d’observation, de réflexion et d’analyse, face à toutes les pratiques, gestes et coutumes qu’ils accomplissent et suivent par habitude, pour satisfaire à la tradition où à une injonction étrangère à leur propre conscience qu’ils ne questionnent nullement. J’aimerais tant que tous, Trolls comme Humains, prennent enfin leur existence en main, qu’ils cultivent leur conscience et suivent leur raison !

Tu le sais Olaf, notre enfant à naître est le grand projet que je porte en commun avec Hildegårde. Sa vie ne sera pas facile, mi-Troll, mi-Humain, il sera parfois rejeté par les deux communautés. Mais j’espère sincèrement qu’il pourra surtout les réunir ou au moins les encourager à s’écouter… Enfin, comme tu dis, je vois tout en rose depuis que je suis amoureux… À ce propos, et pour en revenir au portrait que je t’envoie, n’hésite pas non plus à rosir encore un peu le granit de mes pommettes, ça devrait me donner un air plus… chaleureux !

Reçois une fois de plus, mon si cher Olaf, tous mes remerciements, émus autant que sincères pour tout ce que ce travail d’écriture en commun aura pu m’apporter, bien à toi,

T.

Et pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-8/

Faites parler les images #7

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Paradis artificiels

Le 13. C’est mon seau, mon tabouret, mon bateau, celui qui va me rapporter du poisson à vendre pour une fortune. Le 13, ce sera mon nombre porte-bonheur. Le boutre va rentrer les cales pleines, la lune est là, elle luit dans son lit, c’est bon signe. J’en suis certain, je vais pourvoir changer de vie, partir, tout arrêter et recommencer. Ailleurs et mieux. Enfin…

Cette nuit, pourtant, quand bonnes résolutions et détermination se seront assoupies, je reviendrai sur cette plage. Il y aura dans un recoin du bateau de quoi faire revivre mes fantômes. Ces petites feuilles vertes comme mon seau marqué du 13, vertes comme ma chemise préférée, vertes comme mon désespoir. Cette herbe qui me prend tout pour m’égarer quelques heures à peine dans mes paradis artificiels, mes illuminations. À mes côtés il y aura Neema dans son voile rose pâle. Elle aura posé contre sa cheville la bassine assortie à son masque. Elle aura les mains libres pour sculpter sa silhouette et abandonnera sur moi son regard d’amnésie. Elle m’avalera de ses quenottes de nuage, perdues au milieu du sourire que j’ai tant aimé, celui qui tant de nuits m’a englouti.

Plus loin sur la plage, Henry se tiendra un peu à l’écart du groupe, juste à la limite de l’eau, hors d’atteinte de la petite vaguelette domptée par un sirop de zéphyr, elle viendra telle sa mer, se coucher à ses pieds. Ce sera le moment de laver les perles, de les compter, de voir ce qu’il pourra escompter en obtenir, combien et de qui. Ses yeux à lui sont dans les chiffres, il voit jusqu’à sa main, jusqu’à sa poche. Tout ce qu’il y aura après, Henry ne verra pas, il ne voit que lui-même derrière les perles, le café, l’opium et les armes. Henry qui m’encourage de ces petites feuilles vertes, qui m’encourage toujours à remplir le bateau de ces choses qui m’égarent, qui me perdent.

Tout ça j’aurais aimé l’écrire, que la vie tout entière puisse passer par mes mots, que mes vers vous déplacent dans le temps et l’espace brodés de sentiments, de senteurs, de frissons, de malheur ou de joie. Mais je ne suis pas poète. Je suis juste maudit. Assis sur cette plage attendant le poisson qui me fera survivre, attendant le poison qui me fera sombrer, ivre comme un bateau.

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Faites parler les images #6

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Souvenirs du Maroc

Un morceau de toile bleue maintenue par quatre pierres et dessus, la liste des souvenirs qu’ils rapporteront du Maroc. Théière en aluminium, dromadaire miniature en tissus, narguilé pour non-fumeurs, bracelets de toutes formes plus ou moins argentés, colliers de grosses perles, pendentifs, …. Une ligne de plus dans l’étagère à souvenirs, ils auront « fait » le Maroc. Ils ramèneront chez eux ce qui s’achète, laisseront ce qui s’échange, ce qui n’a pas de prix. Ils laisseront Houssin à ses babioles, ne garderont de lui que le sourire franc et le regard clair, la barbichette espiègle et le turban ironique sur un selfie où ils prendront eux-mêmes la plus grande place. « Choukrane ». Peut-être iront-ils jusqu’à regretter son habillement, jeans troué, débardeur et baskets, bien trop éloigné de l’idée qu’on leur avait vendue des tenues traditionnelles, pourtant si bien adaptées aux chaleurs infernales de ces latitudes inhumaines.

Eux, ce sont les « tout-tristes », ces touristes qui survolent, les yeux plus souvent dans leur guide bleu, vert, rouge ou bariolé que sur les paysages, les villes, les villages et les gens qu’ils croisent. Pour eux, Houssin fait partie des quarante voleurs, au mieux il est Ali Baba, celui qui vole les voleurs. D’ailleurs c’est écrit dans leur guide : il faut marchander avec les vendeurs de souvenirs…. Et donc, ils marchandent. Au mieux s’essayent à ce genre de discussion, mais en oubliant qu’il s’agit surtout d’un échange et qu’il faut y mettre les formes. Demander des nouvelles, compatir, se réjouir, pleurer, même, en cas de triste nouvelle, avant d’évoquer le bijou ou le dromadaire en skaï qui ferait pourtant si bien dans l’étagère du salon ou au bras de mamie. 

Pour d’autres résidents du camping qui passent devant son étal de tissus bleu, Houssin est Aladin, ils vont sûrement lui acheter une lampe merveilleuse ou au moins une théière magique qui donnera au thé à la menthe dans leur petite ville de banlieue, le goût des montagnes et la couleur sable des grands espaces du sud marocain. Ceux-là viennent acheter du rêve, et pour être sûrs que leur souvenir contiendra bien ce qu’il faut de merveilleux, ils placeront eux-mêmes un baluchon de féerie sur le dos de leur dromadaire miniature en tissus rayé. Ceux-là sourient déjà davantage que les tout-tristes qui forment la majorité de ses clients. Ils ont sûrement un guide dans leur sac à dos, mais ils ne le lisent pas en marchant et ne suivent pas ses conseils à la lettre. 

Enfin, parfois, Houssin croise des voyageurs. Ceux-là ont le temps et ils n’ont pas de guide. Ou s’ils en ont un, ils ne se gênent aucunement pour tourner à droite quand le guide dit à gauche. Simplement parce que c’est joli, parce qu’ils seront mieux placés pour le coucher de soleil, parce qu’un petit garçon leur aura fait signe sur le bord de la route, ou simplement pour ne pas suivre le guide et trouver un peu de solitude. Avec les voyageurs, Houssin échange. D’humain à humain, d’égal à égal, pas de visiteur à visité. Pas sur la météo ni les relations commerciales de son pays avec la Chine autour de sa marchandise, mais plutôt sur la vie, sur l’art et pas seulement l’artisanat, sur les histoires qu’on lui contait quand il était petit et qui l’ont aidé à construire ses valeurs, ses croyances et ses convictions d’homme. Quand ils lui parlent, les voyageurs ne regardent pas leur montre. Ils ont le temps, ou au moins ils le prennent, pour parler avec lui. 

Pourtant, voyageurs, touristes et même tout-tristes, Houssin les aime tous. Il essaye de donner à chacun quelque chose en plus, une sorte de supplément merveilleux pour emballer le souvenir qu’ils lui auront acheté. Quand, à la fin de journée il a su mettre un peu d’éblouissement dans le regard de ceux qui sont passés devant lui, il considère que c’est une journée réussie et il rentre chez lui heureux, sur son tapis volant bleu.

Pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-6/

Faites parler les images #5

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Échange

L’œil polisson sous des sourcils encore noirs, quelques fines lignes sur le front haut, feu d’artifice de cheveux blancs, sourire en coin, chemise à carreaux bien repassée aux manches retroussées. Il regardait passer la vie et les touristes depuis le pas de sa porte. Quand elle a montré son appareil photo pour signifier qu’elle souhaitait faire son portrait, l’homme a commencé par sourire encore plus largement, puis il a fait signe d’attendre, les deux mains largement appuyées contre le temps pour le stopper dans son élan. Un petit signe de tête pour s’assurer qu’elle avait bien compris avant de tourner les talons pour s’empresser de rentrer chez lui et en ressortir, équipé d’un appareil photo. Un vieux compact aussi lourd qu’un pavé et avec à peu près autant de possibilités de réglages, un zoom qui fait autant de bruit qu’un Boeing au décollage, un flash allongé en haut à gauche pour qu’on mette systématiquement le doigt devant, et un écran à l’arrière en guise d’hommage à l’inventeur de l’escalier : une antiquité. Mais plus que brillant : étincelant, sûrement frotté et bichonné depuis le début à chaque sortie de son emballage.

Le soir en attendant que mes nouilles refroidissent un peu pour éviter de me brûler une fois de plus, j’ai repensé à ce portrait, à cet échange de portraits plutôt, entre la photographe et le vieil homme. Il s’est passé quelque chose entre eux, sans les mots qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre, mais avec les gestes, le regard, les attitudes. Chacun avait trouvé en l’autre une émotion, un intérêt, un attendrissement, une raison de s’arrêter, de garder un souvenir de ce moment et de cette rencontre. Ces deux portraits en miroir seraient beaux, même flous, mal cadrés ou surexposés, ils seraient beaux de l’échange qui avait eu lieu. 

Faire un portrait, surtout en voyage, c’est facile. Deux personnes, un appareil. Voilà. Ça fera un rappel du périple, des vacances, du moment, du lieu. On dit « prendre une photo » et prendre sans autorisation, c’est bien du vol, non ? Photo « volée » donc, prise à la sauvette tout en marchant, par la portière de la voiture, concours de circonstance, coup de chance voire résultat d’une transaction financière… Le visage, souriant ou non, la couleur de peau, la couleur des yeux, la coiffure, les habits seront un témoignage de l’endroit et de l’époque. Un peu de décor donnera encore plus d’indications, mais l’essentiel, dans un portrait doit rester le visage. Il sera donc le plus souvent centré. Un souvenir. Comme une carte postale, un paysage ou un bibelot. La photo d’un enfant qu’on ne connaissait pas et qu’on ne connaitra pas finira épinglée dans le salon, alors qu’on trouverait incongru, presque choquant de voir chez les parents de cet enfant-là, sur le mur d’une case, d’une hutte, d’une cabane, d’un pavillon propret, d’une maison en terre ou d’un gratte-ciel, le portrait d’un de nos propres enfants. 

La différence entre un portrait et un beau portrait n’est pas dans la technique, le cadrage, l’exposition, le temps de pose, l’objectif… Elle est dans le regard, dans l’autorisation, dans la rencontre qui a eu lieu. Ça ne se mesure pas, ne se jauge pas, ne se compte pas. Mais ça se ressent. Le portrait sera beau quand il y aura un échange, un vrai échange entre humains qui se respectent, à égalité. Un partout, l’image au centre. Comme ce jour-là où la photographe et le vieil homme se sont quittés en se saluant, bustes inclinés, mains jointes. Et sourire aux lèvres, tous les deux. 

Pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-5/

Faites parler les images #4

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Les rideaux

Violet ? Orange, peut-être c’est plus lumineux. Avec des motifs ? Évidemment ! Vert ? Ça ferait penser au printemps. Ou bleu pour rappeler le lac en été. Marron, ? Non, pas marron, c’est tout triste. Ou orange foncé. C’est pas mal non plus orange foncé. Pour la matière, je préfère quand ça brille. Donc pas du coton. Le coton est peut-être plus naturel que le polyester, mais c’est mat, ça n’accrochera pas la lumière. Ensuite, quel que soit le tissu, ils sont tous suffisamment épais pour qu’on ne puisse pas voir l’intérieur de la bania quand on sera dehors. C’est bien ça qui compte pour des rideaux ! Elle se sentira sûrement mieux comme ça. Il y aura moins de lumière mais plus d’intimité à l’intérieur de la cabane pour le bain. Sans oublier le côté esthétique. J’ai l’impression que les femmes aiment bien les rideaux, lorsque j’y repense, ma mère et surtout ma grand-mère y prêtaient beaucoup d’attention, aux rideaux.

Je trouve ça bien que l’institut d’ornithologie embauche des femmes maintenant. Au début j’étais un peu inquiet quand Sergueï est parti à la retraite. On faisait vraiment une bonne équipe tous les deux. Mais comme c’est l’institut qui constitue les binômes et qu’on n’a rien à dire, j’aurais pu tomber sur ce poivrot de Vladimir ou sur l’ancien équipier de Sergueï, celui avec qui il avait fini par se battre. Là, je pense qu’avec Natalia, j’ai eu de la chance. Pour la compétence, je ne me pose aucune question : quand on a le diplôme à vingt-trois ans et avec les honneurs, pas de doute, elle saura faire la différence entre un héron et une mouette ! Je ne pense pas non plus que les marches avec le sac à dos ou les affuts de nuit lui poseront problème : elle a des mains presque aussi grandes que les miennes et des épaules solides, malgré sa silhouette très féminine.

C’est juste pour ça que je m’interroge. Un peu.  C’est une femme, et je n’ai jamais fait de campagne de comptage avec une femme, encore moins pour six mois. Mais je ne vois pas où ça pourrait poser problème finalement. Elle saura compter les oiseaux et les reconnaitre, c’est tout ce qui compte. Pour l’organisation de la vie à la cabane, on fera comme avec Sergueï, une semaine de corvées chacun son tour et les gros travaux en commun. Mais je pense quand même qu’on va bien se comprendre. Quand elle sourit j’ai aussi envie de sourire. Elle a de jolies dents blanches toutes bien alignées : elle chique sûrement moins que Sergueï !

C’est juste son regard, avec ses grands yeux sombres qui me gênent un peu : quand elle me parlait la semaine dernière, j’avais l’impression d’avoir des papillons dans l’estomac … J’essayerai de ne pas trop la regarder, voilà tout. Par contre, elle sentait vraiment bon la dernière fois que je l’aie vue à l’institut. Il va falloir que je me lave plus souvent et il faut absolument que je passe chez le coiffeur avant de partir ! Je vais peut-être acheter un deuxième bonnet aussi. Pour pouvoir laver le mien. Pour les fleurs en plastique que j’ai vues chez le marchand du bout de la rue, j’hésite encore. Ça mettrait un peu de couleur dans la cabane cet hiver. Mais il ne faudrait pas qu’elle trouve ça déplacé. On sera simplement des collègues de travail, après tout…

 

Pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-4/

Faites parler les images #3

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Français langue étrangère

– Pour l’écriture, c’est encore plus compliqué. Ça se lit de gauche à droite et de haut en bas. Ils n’ont pas un système comme le nôtre avec une idée ou une chose qui correspond à un symbole. Regarde. Ils utilisent ce qu’ils appellent un alphabet. C’est vingt-six petits dessins qu’ils appellent lettres et qu’ils combinent entre eux pour faire des sons et des mots. Leurs dessins sont bizarres, il y a des ronds, des traits, des rivières, des montagnes, des vallées, des râteaux penchés, des échelles… En plus ça change quand les lettres sont au début des mots, on les dessine autrement. Quand on lit ce que quelqu’un a écrit à la main ou si c’est imprimé c’est encore différent…. Vraiment pas simple. À la base, c’est un système phonétique, mais ils rajoutent des choses au-dessus des lettres, des accents, qui changent le son, il y a aussi des lettres qu’on ne prononce pas même si elles sont dans le mot ou des associations de lettres qui font des sons nouveaux très compliqués à prononcer. Comme « ou ». Alors tu vois, avant de commencer à t’apprendre, je voudrais être sûr, savoir que tu es vraiment motivé et que tu vas t’accrocher. C’est difficile le français, tu sais.

– Oui, je sais, Tchang m’a expliqué. Mais il m’a aussi expliqué pourquoi il aime tant cette langue. Moi aussi je veux parler, lire et écrire le français. Il m’a dit que la France était le pays des droits de l’Homme. Il paraît même qu’un jour, un certain monsieur Zola a écrit un article dont le titre était « J’accuse !» pour défendre un homme injustement accusé. L’article est vraiment paru dans le journal, sans être coupé ni même censuré. L’auteur n’est même pas allé en prison et l’homme a été réhabilité ! Tchang dit aussi que c’est en français que sont écrits les plus beaux textes sur l’amour et les poèmes sur la liberté qui font pleurer. Même les meilleures bandes dessinées sont en français, les auteurs sont Belges, mais ils écrivent dans cette langue. J’apprendrais l’histoire avec les Gaulois, le petit guerrier moustachu et le gros livreur de menhirs. Sans oublier les romans policiers. Agatha Christie et compagnie, c’est bon pour ma grand-mère, mais les polars français, ils parlent de la société mieux que les professeurs à l’université. En plus, on dit que la cuisine française est délicieuse. Sans oublier le vin, le fromage, le pain tout craquant et les gâteaux…

– Il n’y a pas que ça qui te donne envie d’apprendre le français, si ? De quoi il t’a parlé d’autre, Tchang ?

– Ben… Tu sais, Tchang travaille à l’hôtel et ils ont le satellite pour les clients. Comme c’est sous-titré, on a même les paroles des chansons. C’était Jacques Brel ce jour-là. Ne me quitte pas. J’ai pleuré, Lu-Hsing, pour une chanson que je ne comprenais pas… Alors une langue dans laquelle ont peut faire des chansons comme celle-là, c’est une langue qui transforme les mots en sentiments quand tu les prononces, légers comme des papillons, doux comme des nuages, précis comme des lames et beaux comme des cerisiers en fleur…

Alors, même si c’est difficile, apprends-moi le français Lu-Hsing. S’il te plaît… *

 

* En français dans le texte. NdT

 

Pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-3/

Carnets de « Voyage en Irréel » #3

Il était une fois... Dans cette série "carnets", toute l'histoire de "Voyage en Irréel", livre écrit à quatre mains avec Nicolas-Orillard-Demaire. Depuis avant l'idée jusqu'à après l'objet !

Après l’écriture, la réécriture

La réécriture, c’est une longue histoire. Controversée, évidemment. La partie immergée, méconnue et cachée du travail d’écriture. Le labeur, ça ne fait pas rêver, c’est pas le génie, c’est pas l’étincelle, c’est pas l’inspiration, le déclic, ou l’illumination. Ça sent la sueur, la poussière, un peu le cambouis, les ampoules et les mains calleuses.

La réécriture, c’est pas glamour, c’est pas immédiatement irréel. Ce n’est pas elle qu’on met en avant.

Autre raison pour passer la réécriture sous silence : son manque d’universalité. On peut réécrire un peu, beaucoup, pas du tout ou à la folie, avec chacun sa méthode, ses petites habitudes, ses trucs et ses repères. Certains chassent la répétition quand d’autres lui trouvent un joli air de refrain, réécrire : jamais ! on perdrait toute la spontanéité, mais coupez-moi donc ces phrases trop longues, la ponctuation, pour ou contre, qui-quand-quoi, horreur ou magie du triple saut, des phrases sans verbes ? Un peu de respect pour la syntaxe, que diable ! Pourtant, c’est ce travail-là, ces choix et parfois ces transgressions qui rajoutent bien souvent les épices, le petit grain de sel et la gouttelette de sauce qui feront toute la différence.

Donc ici, pas de grand traité sur la réécriture, juste un petit aperçu de ce qui s’est passé pour le « voyage en irréel », par le petit bout de ma petite lorgnette à moi, au subjectif imparfait.

 

Quand j’écris sur du papier, une fois le premier croquis transformé en mots, vient le temps des gribouillis illisibles entre les lignes, des astérisques, des phrases dans la marge quand elle est assez grande, des ratures, des flèches et des numéros renvoyant vers des morceaux de textes sur d’autres bouts de papiers qui parfois disparaissent alors que je les avais pourtant bien rangés là… Pour m’y retrouver, je réécris tout le texte sur une jolie feuille bien propre, qui finira bien souvent dans le même état que la précédente.

Sur l’ordinateur, le principe reste le même, ça ne sent pas la colle, les phrases ne font pas de vagues, mais je retourne encore frénétiquement la corbeille pour trouver ce que j’y ai bêtement jeté tandis que les versions s’empilent, se peaufinent et se corrigent, peut-être un peu plus lisiblement puisque j’écris très mal.

Ensuite, pas de liste à cocher, de protocole strict, de règle ou de méthode. Certains en ont peut-être ou sûrement, mais ma réécriture reste de l’écriture, avec tout ce qu’elle a de personnel. Affaire de tour de main, de savoir-faire et de coup d’œil. Affaire de temps et d’expérience, de cette expérience qui manque toujours un peu. Comme le temps. Bien sûr, je n’invente pas tout à chaque fois, subsiste le squelette, orthographe, grammaire, équilibre entre les parties, niveaux de langue, vocabulaire, cohérence idée et style… Mais ensuite reste toute latitude quant à la quantité de muscles que je pose sur ce squelette, le potelé, la peau, lisse, élastique ou ridée, terne, couperosée ou toute fraîche. Suivant la qualité du premier jet ou du texte de base, il y aura plusieurs niveaux de réécriture. Des petites améliorations cosmétiques de vocabulaire jusqu’au nouveau départ quand tout passe à la poubelle, idée comprise.

Parfois j’aurai la chance d’avoir l’avis d’un œil extérieur, qui pointera les incohérences de l’histoire, les habitudes confortables qui reviennent trop souvent ou les fautes d’orthographe, énormes, devant lesquelles je suis passée cent fois sans les remarquer. Comme pour le plat qui mijote, tendre la cuillère fumante à d’autres papilles que les miennes et rajouter, ou pas, la petite branche de thym, voire… me résoudre à faire des nouilles en catastrophe !

Enfin vient le moment de me séparer du texte, de me dire qu’il est assez grand pour marcher tout seul, pour se défendre tout seul. Le nombre de changements faits à la dernière relecture est un indicateur relativement fiable, mais finalement, celui qui prendra la décision de cliquer sur envoyer, c’est l’instinct, le ressenti, le feeling, le nez. Le subjectif, une fois de plus. Ou, dans le pire des cas, le temps (encore lui !), la date butoir, la dead-line…. Je ferai ça en tremblant, en me remplissant la tête de « et si… », quand deviendra trop forte l’envie d’autre chose, d’un autre projet, d’un autre texte, le ras-le-bol de celui-là. Alors je me laisse encore une nuit pour dormir dessus, le revoir avec l’œil tout neuf du lever, mais son sort est déjà scellé, il va changer de dossier, rejoindre les textes « finis », simplement, parce que Nicolas attend pour se lancer dans la mise en page et que je n’ai pas assez de doutes pour tout le monde…

Rappels :

Pour d’autres images de Nicolas : http://nod-photography.com

Et pour commander le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link

Carnets de « Voyage en Irréel » #2

Il était une fois... Dans cette série "carnets", toute l'histoire de "Voyage en Irréel", livre écrit à quatre mains avec Nicolas-Orillard-Demaire. Depuis avant l'idée jusqu'à après l'objet !

Aller aux champignons

Chercher une idée de départ pour un texte c’est un peu comme aller aux champignons. Carnet, crayon, un bâton pour écarter les feuilles au pied des arbres qu’on connait bien et qui accueillent dans leurs racines les racines des autres textes. Parfois aussi on part à l’aventure, sur des territoires inconnus. La météo est prometteuse, la période favorable, on part le nez au vent avec des bonnes chaussures parce que l’aventure, ça peut durer. Parfois on rentre bredouille, on ne trouve que des idées non comestibles, sèches, pourries. Au mieux des idées dont on doute. Les idées mortelles sont rares, même si elles existent. On les connait, on les évite. Mais surtout ne pas prendre le risque de tomber sur quelque chose  qui manquerait de goût, de saveur, d’intérêt.

Pour « Voyage en Irréel », une fois les images choisies, c’était à moi de me mettre au travail, de prendre mon petit papier, mon petit crayon et d’y aller pour de bon. D’autant plus que le livre devait être terminé, imprimé et disponible pour les festivals de septembre auxquels Nicolas allait participer. Créativité et efficacité. Deux mots qui riment, mais sont souvent peu compatibles… Pour que ça marche quand même, tout le monde a ses petits trucs, méthodes, cadres, routines, procédures et astuces. Pensées pour une amie qui triait les lentilles lorsqu’il lui fallait classer ses idées. De mon côté pour occuper les mains pendant que les réflexions batifolent, j’ai le travail : une chance !

En plus, les images et les textes allaient devoir se répondre, se compléter, avancer ensemble pour se mettre mutuellement en valeur, faire grandir le duo au-delà de l’addition, cheminer conjointement, main à la taille et bras aux épaules pour godiller en cadence. Donc sur ce projet-là, la feuille avait beau être blanche, je ne partais pas de rien. Pour certaines images, j’avais eu la chance d’être présente lors de la prise de vue, alors j’avais en souvenir ou en notes les éléments du décor, ne me restait plus qu’à installer les mots dans ce confortable fauteuil. Pour les autres, j’avais le soutien des photos et des souvenirs de Nicolas. Les souvenirs de son nez, ses oreilles, ses yeux et ses pieds : gelés, trempés, cuits vapeur ou juste à point, ils disent les conditions climatiques. Ensuite comme une marée descendante d’où émergeront des cailloux, des bancs de sable ou des îles, les lectures, la musique, les conversations, émissions de radio ou autres travaux en cours laissent pointer un petit quelque chose. Une odeur, un souffle qui parfois mène au but. Ou égare davantage.

Ensuite il y a l’image évidemment. Pour la plupart des textes, c’est elle qui a décidé. Mots en équilibre sur les sommets, ondulants dans les vagues comme sur les douces courbes des nuages, bleus, blancs, verts ou colorés comme des couchers de soleil, lovés dans le creux des rochers, accrochés aux branches des arbres, allongés sur la plage, il fallait trouver pour chaque espace le mot qui conviendrait, aurait la forme, la saveur de l’endroit. Pour commencer la balade, j’ai régulièrement pris le chemin de la description, simplement, comme on suit un sentier inconnu. Pour voir. C’est bien souvent ce vagabondage de chercheuse de champignons qui a su me mener au texte.

Côté pratique, pour ne pas laisser filer le moindre morceau d’idée, tout est bon : le précieux carnet, un bout de papier que je peux si besoin prendre en photo, mais plus souvent le téléphone, notes ou dictaphone en cas d’urgence. Une phrase, un mot, un bout de texte, tout finissait le soir dans le fichier associé à l’image pour éviter de mélanger, d’égarer une possible idée qui aurait pu être la bonne. Et rien de plus fragile et volatile que les idées avant qu’elles ne soient arrimées à un fichier, posées sur le papier, lestées de mots…

Rappels :

Pour d’autres images de Nicolas : http://nod-photography.com

Et pour commander le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link