Tous les articles par Juliette Derimay

Carnets de « Voyage en Irréel » #-1

Il était une fois... Dans cette série "carnets", toute l'histoire de "Voyage en Irréel", livre écrit à quatre mains avec Nicolas-Orillard-Demaire. Depuis avant l'idée jusqu'à après l'objet !

Nicolas Orillard-Demaire est photographe, je travaille dans un labo de tirages d’art, c’est donc le papier et les images imprimées qui ont fait notre rencontre.

 

Les premières images de Nicolas que j’ai vues et qui m’ont marquée étaient deux images d’oiseaux. Tout d’abord celle qu’il utilise pour le représenter, son avatar sur les réseaux sociaux, le portrait du macareux, strictement de face, bec bariolé, plumage de soirée, retour de pêche avec le bec rempli de petits poissons bien alignés, droite, gauche. Il y a beaucoup à y lire sur l’oiseau en gros plan, habitudes alimentaires, plumage, bec, yeux… mais on est bien au-delà de la photo naturaliste. On est dans ces portraits qu’on allait faire faire pour les grandes occasions dans la boutique du Photographe de la ville et où on venait rechercher un peu plus tard une pochette en carton précieux, blanc ou crème, avec le nom du photographe ou de la boutique écrit en lettres ouvragées, souvent dorées, parfois noires, mais toujours très travaillées. À l’intérieur, une pochette de cellophane protégeait le cliché. Démesurément petit par rapport à la pochette, bords découpés, surface brillante, lisse et raffinée, d’un noir et blanc chaud, le portrait de l’aimé ou de l’aimée qu’on allait encadrer, garder dans ses archives ou dans son portefeuille. Là, c’est un macareux, un oiseau. Fond crème, air grave, lumière douce. Bien avant d’être un portrait d’oiseau, un portrait.

 

Toujours le portrait d’un oiseau pour la deuxième image, un fou de Bassan. Plus moderne, fond bleu sombre avec pastilles plus claires, juste la tête, strictement de face, et surtout, la plume ! Le clin d’œil de l’oiseau trop sérieux et trop fier de son trophée qui nous fait sourire, cette plume démesurée dans le bec, l’air grave, saisi en star qui poserait pour un magazine de mode dans le studio branché d’un photographe renommé. Avec juste le décalage qu’il faut, ce petit décentrement des pupilles qui le ferait presque loucher, qui pourrait lui donner le côté trop apprêté du gentil simplet en habits du dimanche, lui, l’un des oiseaux marins les plus fins et les plus majestueux en vol, il a ici un petit air gauche d’albatros baudelairien. Pour finir, évidemment, le symbole de la plume, image éculée pour parler d’écriture mais qui prend là un sens nouveau, plein de fraîcheur et d’ironie. C’est l’image de bandeau du site des Enlivreurs, et ce n’est pas un hasard. Merci Nicolas !

 

Pour le reste, de rencontre en rencontre, des affinités communes, notamment pour la nature et le papier, nos sensibilités et des goûts communs ont joué. Moments partagés autour de tirages, d’assiettes et de verres, expositions, festivals ou balades par monts, vaux, bords de mer ou forêts. Mais j’ai surtout eu l’occasion de voir Nicolas travailler, assister à ce moment où le photographe prend le pas sur l’humain : une distance dans le regard désormais concentré sur l’image, une sorte de brume tout autour du duo qu’il forme avec l’appareil, une façon d’appartenir au paysage, des gestes sûrs et précis pour manipuler objectifs et filtres, les doigts qui se posent exactement sur les boutons et les molettes, une façon de se déplacer tout en souplesse quand les pieds doivent se débrouiller sans l’aide des yeux. Et le silence. Appelons ça maîtrise, concentration, attention. Professionnalisme ? Inspiration ?

Le fait d’être sur place au moment de la prise de vue m’a permis de mesurer le décalage entre la réalité et l’image créée par le photographe, de voir tout ce qu’il avait ajouté d’une histoire qu’il voulait raconter. Il joue avec nos repères, nos références, nos a priori, par le choix du cadrage, du premier plan, de la vitesse pour donner un flou ou de la profondeur, des filtres qui équilibrent les lumières et donnent « l’ambiance ». Bien sûr il y a toujours le lieu, le sujet, mais c’est simplement un point de départ pour nous emmener beaucoup plus loin, jusque dans son monde à lui. L’administration place des photographes parmi les artistes-auteurs. C’est ça, Nicolas est un artiste.

 

Affinités, points communs, références qui se répondent, et l’envie de faire quelque chose en commun, un mélange, une conversation. Photos et textes. Restait à trouver la forme adaptée à cette envie, l’idée de départ…

Pour les images, le site de Nicolas : http://nod-photography.com

 

Faites parler les images #2

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Clé de douze

-Encore en panne ?! Tu devrais changer de moto, un jour tu resteras en rade au milieu du lac et le lendemain on te retrouvera tout gelé, tout bleu, tout froid et tout raide. Et tous les bouquins que tu traines et qui font plier les essieux, je suis bien certain que ça t’aidera pas. Sauf si tu les brûles, mais ça, tu le feras jamais. Donc le lendemain, quand on te tapotera l’épaule pour te réveiller, tu sonneras mat comme un vulgaire caillou. Tu seras transformé en statue de Bouddha : le comble pour un intello comme toi qui méprise les esprits ! 

– Hummm

– Sinon, mon cousin Gantulga, celui qui habite près du petit bois, il vend la sienne de moto, la bleue. Il veut s’acheter un gros 4×4. Officiellement c’est pour avoir le chauffage, mais je pense surtout que c’est pour impressionner les voisins et bien leur montrer que lui, il est plein aux as. Faut dire qu’il a touché le gros lot avec le troupeau du beau-père… Mais bon, si ça peut t’aider, je lui en parle, il te fera surement un prix pour se débarrasser de sa vieille bécane. Me remercie pas, les copains, c’est fait pour ça. Mais dis-moi vite si ça t’intéresse. 

– Une nouvelle moto ! Tu rigoles, j’ai pas les moyens, moi. Tu n’aurais pas plutôt une clé de douze dans tes outils ? Le joint du filtre à huile était fichu alors je l’ai remplacé par un bout de tissus, mais ça pisse, faut que je serre plus fort et j’ai qu’une pince multiprise.

– Désolé, la douze c’était pour les vieux modèles, maintenant j’ai plus que du dix. Tu devrais essayer les études de mécanique en plus des études tout court !

– Mécanique… Bof. Mes bouquins, comme tu dis, ils font peut-être plier l’essieu de ma carriole, mais ils me rendent la vie si légère que je ne suis pas prêt d’y renoncer. Et surement pas pour un tas de ferrailles graisseux ! Les motos sont là pour me transporter et c’est tout. Aujourd’hui je suis bien triste qu’elle me lâche, je voulais aller voir Altansetseg, mais si je laisse une flaque d’huile devant la yourte de ses parents, ça va pas le faire…. Ras le bol de ces trucs mécaniques qui tombent toujours en panne, je vais repasser au cheval et au traineau, moi. Tu te souviens, l’an dernier la photographe qui est venue ici avec tout un groupe, la blonde avec le joli sourire ? Eh bien elle a fait plein de photos du traineau de mon oncle, Otgonbayr. Elle trouvait ça très beau, elle disait que ça lui rappelait les histoires de tapis volant qu’on lui lisait quand elle était petite. 

Voilà, c’est ça que je vais faire, je vais me trouver un cheval. Plus d’essence à payer, plus de pannes, plus de réparations, je vais revenir au bon vieux temps des anciens, je pourrai profiter du paysage, aller à mon rythme. Et j’enlèverai ma belle Altansetseg, on s’enfuira tous les deux sur mon tapis volant. Le vent nous portera et on s’en ira, bercés par les nuages, pour frapper aux portes du paradis…

 

Pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-2/

Voyage en Irréel

Le livre « Voyage en Irréel » a été pensé comme une balade à rêver loin des repères du quotidien. Deux auteurs, quatres mains. Les deux premières de ces mains sont celles de Nicolas Orillard-Demaire, photographe, et les deux autres, celles de Juliette Derimay, pour les textes. 
Choix des images, rédaction des textes, mise en page, nous en sommes à l’une des dernières phases de préparation du livre avant de passer à l’impression : corrections, révisions, finalisations… Et finitions. 

Si vous souhaitez vous procurer le livre https://spoteditions.sumup.link

D’avance un immense merci pour votre confiance !

 

Faites parler les images #1

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Une petite bulle

J’ai les deux pieds dans une flaque. J’y ai mis les deux pieds, l’un après l’autre. Comme si j’étais un autre que moi, loin de ma vie, du froid, du mouillé, du sensible. L’eau qui rentre dans la chaussure, glacée et visqueuse, ça aurait dû m’alerter, m’arrêter dès le premier pied, m’empêcher d’y poser le second… Mais non. Maintenant j’ai les orteils qui pataugent, les chaussettes qui collent, le béton du froid qui commence à prendre tout autour du talon. Je regarde mes pieds dans la flaque, et l’idée de remonter sur le trottoir ne m’effleure même pas… Suis-je donc si loin de ce monde ? Si loin de mes sensations ? Si loin de moi pour ne pas avoir réagi au premier pied ? Des chaussures en cuir quasiment neuves en plus… Ma mère les aurait mises à sécher après les avoir bourrées de papier journal. Du papier journal, rêche, mou, rugueux, sans tenue, qui ne retient même pas son encre et vous laisse les doigts noircis, salis, marqués. Le journal en papier, c’était il y a tellement longtemps !

Quand j’étais petit, j’adorais les flaques d’eau. Pour sauter dedans avec les deux bras levés bien haut pour me faire encore plus grand, puis vite descendus avec les poings serrés au moment de toucher l’eau pour que le splatsh soit vraiment terrible ! Ça éclaboussait les copains qui en faisaient autant dans les flaques d’à côté. On finissait tous trempés. La rue était aspergée de nos rires. Quand j’étais tout seul, j’aimais aussi les flaques-écrans pour leur chatouiller la surface, voir l’image des maisons alentours se brouiller et inlassablement se reconstruire une fois les vaguelettes fatiguées venues s’échouer sur les bords. J’attendais avec impatience le passage d’une voiture pour que ses phares crayonnent de longues trainées blanches sur le goudron noir et brillant. Comme ce soir, des lignes blanches entre les reflets des immeubles et le rouge du KFC étalé sur le trottoir. Ce soir, les deux pieds dans une flaque, j’ai fini par retrouver tous mes sens, les cinq, et les autres aussi.

Depuis des années, je n’ai pas dessiné. Et là, les pieds dans l’eau, entouré de ceux dont je faisais partie il y a encore une minute, méduses flasques et grégaires sous leurs corolles en parapluie, le dessin me mordille les mollets, il me tire par la manche, il m’appelle. Je regarde passer le flot de ces parapluies résignés. Ma montre a dû s’arrêter. Ils vont, pressés stressés affairés automatisés. Je suis le seul à être immobile descendu du train « métro-boulot-dodo » de 18h47 et je les regarde poursuivre leurs rêves d’avoir, moi qui ce soir, caresse des envies d’être.

Dans ma sacoche noire, un rapport avec des marges blanches et des sauts de page, un crayon bleu. Ça suffira bien. Contre la vitre du restaurant d’en face une place est libre, j’entre.  Pas de temps à perdre, pas d’atermoiement, pas de photo prise au smartphone avec la promesse vaporeuse qui ne me convaincrait pas moi-même, de dessiner la scène une fois rentré à la maison. C’est un besoin, tout de suite, maintenant, une urgence. Il faut qu’ils se retrouvent sur mon papier, tous, en traits, courbes, hachures, des immeubles, voitures, reflets, parapluies, passants, blancs en haut et noirs en bas, bruits de pas, conversations, odeurs de poulet frit et de nouilles sautées.  Flaques d’eau. Et même cet arbre de ville, cerné par le béton, les racines scellées dans le bitume. Tout doit finir sur le papier.

Ce soir j’ai besoin de me sentir vivant. Et sur mon dessin, même si elle n’est plus depuis longtemps sur le trottoir, j’ajouterai la dame un peu lente, habillée en jaune moutarde qui bloquait le passage et que je voulais doubler quand j’ai mis les pied dans cette flaque. Pour la remercier de ce moment d’humanité qu’elle m’a laissé m’accorder ce soir.


Pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-1/

Challenge Kenya – Jour 30/30

Challenge Kenya : une image / un texte tous les jours, pendant 30 jours

Elle s’est douillettement installée dans la fourche d’un arbre. Appuyée sur les coudes, les pattes reposées sur la courbure de la branche, elle feuillète distraitement la vie entre les lianes. Les sons comme les senteurs lui esquissent un pays et tout ce qui y vit. Après la pluie de la nuit, les odeurs fortifiées d’humidité sont lourdes jusqu’au pesant. Il fait frais. Dans le regard de Romy, pas le moindre soupçon de tension, de fébrilité ou d’inquiétude. Elle pose sur son monde un œil repu, apaisé et paisible, offrant de sa sérénité à ceux qui la contemplent.

À travers l’objectif du photographe, nos regards la caressent, et dans ses yeux à elle, on se prend à rêver d’étirer le voyage, on se prend à songer que, comme dans le poème et pour longtemps encore, dans cette forêt-là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté…

Photo : Régis Derimay

Challenge Kenya – Jour 29/30

Challenge Kenya : une image / un texte, tous les jours pendant 30 jours

Elle ou il, on ne sait pas encore.

Tout le monde a son idée, mais personne ne sait.

Qu’importe.

C’est un enfant de Romy. Plus vraiment un bébé, pas encore une ou un adulte, mais déjà à l’âge où on parle de sa mère en disant sa mère et non plus sa maman. Que gardera-t-il de Romy, cet enfant-là ? Un peu de son célèbre regard ? Des motifs de son pelage ? L’oiseau stylisé qui prend éternellement son vol depuis son sourcil droit ? Une habitude de chasse ?  Ou encore cette posture de majesté au moment de s’asseoir sur un tronc, dos droit et tête haute, les larges pattes de devant juste un peu décalées pour mettre en avant la puissance des épaules ?

Tout le monde a son idée, mais personne ne sait.

Photo : Régis Derimay

Challenge Kenya – Jour 28/30

Challenge Kenya : une image / un texte, tous les jours pendant 30 jours

Au début, on hésite devant le silence autour des chocs. Jeu, joute, leçon, raclée, épreuve ? Pour de vrai ? Mais quand même, si jamais elle pouvait se tourner de son côté à lui, la belle restée un peu en retrait… Elle les regarde pousser, frapper, fouetter l’air de leurs trompes. Apprentissage ou vrai défi, les défenses se cognent et se raclent avec fracas, leurs lourdes pattes soulèvent la poussière, arrachent les herbes quand ils s’arcboutent, piétinent les buissons et font tomber les arbres malheureusement situés dans la zone d’empoignade.

Aujourd’hui, par manque d’expérience ou manque de puissance, il sera débouté. Un jour, enfin grand, fort et mâle, c’est lui qui expédiera le novice, lui qui, une fois la poussière retombée, retournera auprès de la belle, restée un peu en retrait.

Transmission

Photo : Régis Derimay

Challenge Kenya – Jour 27/30

Challenge Kenya : une image / un texte tous les jours pendant 30 jours

L’œil passager n’y verra que des feuilles, du vert, du flou.

L’œil de Romy est un cadeau pour qui sait se donner le temps. Il faut s’attarder, se perdre, étirer sa patience, s’immerger comme elle dans les lumineuses ténèbres de la forêt, celles qui vous entourent, vous protègent et vous bercent. Ainsi on le découvre, cet œil qui croise le nôtre. Regard rêveur ou concentré, il voit tout ce qui nous échappe. Au milieu des troncs, des branches et des feuilles, tout doit se faire vision. Les odeurs, les effluves ou parfums apportés par le vent, le souffle d’un mouvement qui effleure si doucement, la lumière obscurcie, une ombre déplacée, une couleur qui jaillit, une ligne qui se déforme, le moindre petit son, la plus fine musique.

Alors tout s’harmonise, se combine et s’assemble. Naissance du sixième sens, de l’unité des cinq, du temps qu’on leur octroie, de l’attention à tout.

Photo : Régis Derimay

Challenge Kenya – Jour 26/30

Challenge Kenya : une image / un texte tous les jours pendant 30 jours

Ils se reflètent, se répondent. Correspondent. Touffes d’herbe, petites îles et cailloux renaissent en nuées, en trouées, en barbillons de soie s’étirant telles les herbes qui coiffent la savane. Mares éphémères et nuages passagers ont des odeurs de terre et des parfums d’humide, des formes potelées, des allures de visages. Échanges de lumières, d’ombres et de ténèbres, ils inversent leurs reflets au milieu des clartés. L’eau et le ciel se copient l’un l’autre, reliés par un arbre, vivant pilier qui dit le haut du bas, racines plantées aux nues et feuilles soutenant l’humus.

Aurore.

Instant privilégié où se termine la nuit et se prolonge le rêve.

Photo : Régis Derimay

Challenge Kenya – Jour 25/30

Challenge Kenya : une image / un texte tous les jours pendant 30 jours

Il suffit d’un rien…

Les griffes dans le mauvais sens, l’estomac un peu lourd, une pensée pour la pomme de Newton, un moment d’inattention et c’est la patte qui dérape. Alors adieu, majesté, maintien, manières et autre prestance. Romy se rattrape comme elle peut, quitte à délaisser un instant son élégance légendaire. Concentrée pour ne pas tomber, elle s’agrippe, se crispe, écarte les doigts en sortant ses griffes les plus acérées pour augmenter la tenue et ne pas risquer de transformer le dérapage en chute.

Parce qu’il est là, le petit point faible de Romy : après la montée majestueuse, vient la descente… délicate

Photo : Régis Derimay