La neige posée sur les chemins sombres et sur les branches larges a fondu. Sur les larges branches, le blanc résiste encore, tourné vers le haut, vers le sommet de la montagne, vers les nuages porteurs de blanc. Sur le versant d’en face on ne voit pas les branches, on ne voit même pas l’arbre, ne reste que la forêt groupe devenu individu. En haut le blanc, en bas le noir, entre, la limite pluie neige. On voit cette ligne se faufiler, hésiter, zigzaguer, cette ligne du sombre au clair qui fait se transformer la gouttelette en flocon. Ou le flocon en gouttelette. Elle barre le paysage, tableau en devenir, pause du peintre au milieu du travail. Demain dira la suite. Plus blanc ? Plus sombre ? C’est le haut qui garde le blanc le plus longtemps, le blanc de la robe de mariée ou celui du linceul, c’est selon, selon ce que chacun écrira sur sa feuille blanche.
Tous les articles par Juliette Derimay
Voyage en Irréel
Paru en septembre 2021, livre écrit avec le photographe Nicolas Orillard-Demaire pour les images.
Présentation :
On regarde tous la même image. Mais on n’y voit pas tous la même chose. À commencer par le photographe au moment de la prise de vue. Il choisit le lieu, le moment, le cadrage, la focale, la vitesse… Il y met sa sensibilité, son savoir, les besoins d’un travail en cours, les circonstances, la météo, ses émotions… Ensuite, vient notre vision de l’image, à nous, spectateurs. Elle va être influencée par nos lunettes, notre humeur, notre culture, nos souvenirs…
Xylophone dont les lames de bois sont des choix, des contraintes, des envies. Chacun frappe sa note sur l’instrument, donne vie à un son différent, une tonalité, un écho, une toute petite musique lorsque les mélodies des uns répondent à celles des autres. Ce sera selon les alternatives : une suave symphonie, un rock bien roulé ou une comptine d’enfant. L’image, muette, se contentera de renvoyer les sons, pour ce qui résonnera en chacun de nous de façon différente.
Yin et yang, images et textes, complément pour l’un, supplément pour l’autre. Les images vivent dans le visible. Couleurs, formes, contrastes, textures. Puis les textes vont chercher dans l’invisible. Références, émotions et souvenirs. L’un et l’autre se complètent pour donner de l’épaisseur à l’image et une réalité à nos sensations.
Magie de l’équipe, du complémentaire et de l’échange, qui nous a permis, depuis le choix des photos jusqu’à celui des mots, de mettre en valeur le travail de chacun, d’affiner les connexions et de les rendre plus cohérentes pour que l’ensemble s’en trouve grandit.
Ode et hommage à la nature. Outre le livre que vous tenez dans vos mains Nicolas et Juliette ont en commun un attachement profond et sincère à la nature, à ce qui, à la surface de la Terre n’a pas été modifié par l’être humain. Elle est leur première source d’inspiration. Même si, au quotidien, l’existence de tels lieux naturels préservés tend à devenir trop souvent irréelle…
Rêves mis en commun, ou comment une idée, volage et fluette se transforme en papier, en objet, capable de rejoindre le lecteur par le toucher, le bout des doigts sur le papier. L’odeur, tout d’abord celle de l’encre et de l’imprimerie, puis peu à peu, celle plus personnelle qu’il empruntera à l’endroit qu’il habite. Le bruit des pages qu’on tourne, qu’on feuillette rapidement pour retrouver une autre image ou un autre texte. Et enfin la vue pour poser son regard sur les photos et déchiffrer les mots. Un livre. Un objet bien réel pour parler d’irréel. Un doux paradoxe.
Et voilà comment, de photo en mémo, nous avons entrepris de vous emmener … en irréel.
Pour se procurer le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link
Et pour retrouver Nicolas et admirer ses images : http://nod-photography.com
Focale
Article paru dans le revue DIRE, extension du site Tiers Livre de François BON. Sommaire Hiver 2022, rubrique non-fiction
À retrouver ici : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article3

Avant-Propos :
La distance focale est l’une des caractéristiques les plus importantes d’un objectif d’appareil photo. Elle permet de connaître l’angle de vue, le grossissement, les proportions des éléments capturés et la distance à respecter entre sujet et photographe. Plus la distance focale est grande, plus l’angle de vue est petit et le grossissement important. Angle de vue et grossissements comparés avec la même scène regardée directement par un œil humain, sans appareil photo. La focale de 50 mm, dite standard, capture les images de manière très similaire à la façon dont l’œil humain perçoit le monde.
Foyer, feu, famille, focale, tous font partie de la tribu du focus latin. L’endroit où les rayons de lumière se retrouvent pour former une image une fois passée la lentille. L’endroit où l’histoire se crée, par la voix du narrateur. La focale n’invente pas l’histoire, mais elle va influer, en imposant son angle et son point de vue, sur le lien qui se construira entre le lecteur et les éléments de l’histoire. Plus près, plus proche ? Pas si simple.
Prendre une photo, et pas uniquement prendre des notes ou amasser des souvenirs, ça commence dans l’idée, longtemps avant que le corps ne s’en mêle, que les doigts ne se posent sur les molettes et le déclencheur, que l’œil ne se cale dans le viseur, que les muscles des bras et du dos ne se contractent pour maintenir la scène immobile dans l’œilleton. Avant, il faut choisir sa focale : macro, téléobjectif, standard ou grand angle pour les plus classiques. À moins d’être bridé par la spécialisation ou bien souvent, par le manque de moyens étant donné le prix de ces « cailloux », le photographe dispose de plusieurs points de vue potentiels. Il doit choisir. Qui sera le narrateur ? Où va-t-il se placer ? Observer les personnages de loin, mais en connaissant déjà tout de leur environnement ? Développer un détail jusqu’à l’indiscrétion ? Dessiner un portrait ? Établir un dialogue ? Choisir la bonne distance focale et donc l’angle de vue qui en découle, la distance la mieux adaptée entre la lentille-narratrice et l’image de la scène à déposer sur le capteur-lecteur.
Sur une première image, les bords de la feuille pourraient être découpés comme une route de montagne qui grignoterait la pente en lacets. La nervure centrale bien droite s’amincirait vers le bord, encadrée par ses embranchements en arêtes de poissons. Entre les grandes artères principales, un quadrillage aléatoire de ruelles historiques entrelacées pour village médiéval. Des îlots de vie entre coupe-gorge et guet-apens.
Avec un objectif macro, on est près, très près, tous les sens peuvent participer. On est à portée de main, de nez, d’oreilles, d’yeux et même de papilles, éventuellement… Les jeunes feuilles, tout juste dépliées et à peine grandies, encore hésitantes, au vert débordant de jeunesse et d’âge tendre, peuvent vous donner un avant-goût de noisettes avec six mois d’avance. Au début de leur vie, les feuilles contrastent encore vivement avec le bois du reste de l’arbre, couleurs vives, surfaces éclatantes, avant d’être marquées par le temps, de se donner la couleur du tronc avec lequel elles se confondront. Alors en noir et blanc, seule leur forme les distinguera encore un moment des branches et du sol où elles iront se déposer, sans un bruit.
Avec un objectif macro, on se concentre sur un détail dans le détail, un tout petit élément qu’on peut alors décrire avec minutie, un point de départ. Le cerveau du lecteur se met au travail. Feuille, arbre, forêt, il s’implique, veut en savoir plus, imagine, crée ce qui n’est pas dans la photo. Il entre dans l’histoire.
Trop précis, trop scientifique, trop intrusif ? Trompeuses, ces ailes de papillons dont le motif dessine un masque africain. Trop près, l’œil sait qu’il a vu trop gros, il s’éloigne, a besoin du contexte pour comprendre, pour revenir à sa vision à lui. Alors on garde le boîtier, mais on change d’objectif. Le téléobjectif grossit aussi, mais de loin, c’est lui qui nous fait voir la texture des cornes de la jeune antilope craintive cachée dans les herbes roussies de la savane ou les fines plumes encadrant le bec de l’aigle perché au sommet de l’arbre, toujours au sommet pour pouvoir repérer avant de s’élancer.
Avec un téléobjectif, le photographe se fait narrateur omniscient, il voit ce que notre œil ne voit pas, mais garde en tête la scène en entier, le contexte, les alentours de la scène, ce qui s’est passé avant et pourra se passer après. L’objectif repère une tache plus claire entre les feuilles des arbres, il sent une présence. Le téléobjectif y dénichera l’œil du léopard, un coin de fourrure tachetée, une oreille et ses découpes d’identités venues d’anciennes blessures. Voir de près sans être vu. Sans déranger et sans se dévoiler. Juste la vue, pas même l’odeur ni le bruit, pour peu qu’on sache rester discret, il peut capter l’intensité de la scène tout en restant à l’extérieur. L’image va extraire un instant, un détail. Mais le photographe a vu avant et après, il a vu toute la scène, il connait l’histoire, lui. Il sait que ces tâches entre l’œil et l’oreille, ce motif unique, c’est Romy, il sait son attitude fière et hautaine de léoparde star, il sait ses poses de Cléopâtre attendant son empereur et c’est ça qu’il met dans sa photo, assurance et sérénité du reste du corps installé dans la fourche d’arbre. Le téléobjectif choisi le détail qui signifiera, qui dira ce qu’il sait au-delà de ce qu’il voit.
Pour rétablir l’égalité entre celui qui voit et celui qui est vu, il faut passer au 50 mm. Pas d’intrusion, pas d’observateur dissimulé, égalité des positions, à portée de poignée de main. Le narrateur fait partie de la scène, le personnage peut le voir, l’entendre, le sentir, le toucher si besoin. Il dit « tu » avec la focale du portrait, de la photo de rue. Regard à hauteur de regard, on passe au dialogue et à l’échange, par les yeux, l’attitude, la tête un peu inclinée, les plis qui disent le sourire, la sérénité ou la peur. Estragon et Vladimir discutent au 50 mm en attendant Godot, comme si Beckett était l’un puis l’autre. Et dans ces photos en noir et blanc des rues du millénaire passé où passent l’attention, le dédain, la détresse, l’amusement, l’amour ou la haine.
Pour le spectateur d’une pièce de théâtre assis près de la scène qui assisterait à l’échange en restant extérieur au dialogue, l’idéal serait le grand angle. Pouvoir voir plus large que son œil, toute la scène d’un seul coup, à la fois la servante cachée derrière la porte et l’avare comptant ses pièces. Pour voir plus tard, une fois le lien du regard avec l’animal rompu par le mouvement, pour agrandir la scène, comprendre la tension du regard par la présence de la proie Au prix d’une petite déformation, certes, mais ensuite, le cerveau effectue son travail et rétabli l’équilibre : il sait que les murs sont droits et parallèles aux montants des portes comme des fenêtres, que la Terre ne sera courbe qu’à l’horizon, loin derrière le rideau d’arbres. Le grand angle est celui du contexte.
Écrire avec la lumière ou avec un crayon ? Photographie ou littérature, les pratiques se confondent, se répondent, se ressemblent. Instantanéité de l’image et temps de lecture feront la différence. Dans un texte, la durée permettra de faire varier la focale, différente pour chaque scène, l’évolution du point de vue complètera le portrait d’un personnage, remettra l’ensemble dans son contexte avant de développer un détail. Les changements de focale donneront le rythme.
Pour l’image bien composée, l’œil du spectateur fera seul le travail du voyage dans la photo. Partir des détails de l’iris, puis œil, regard, tête, silhouette, feuillage, arbre, forêt… Pour le texte, le lecteur fera le même travail au fil des lignes, paragraphes et chapitres. La feuille, la pièce, l’appartement, l’immeuble, la rue, la ville, la campagne, le pays… « L’espèce d’espace ».
Image et texte, mariage d’émotions.
Carnets de « Voyage en irréel » #5
Il était une fois... Dans cette série "carnets", toute l'histoire de "Voyage en Irréel", livre écrit à quatre mains avec Nicolas-Orillard-Demaire. Depuis avant l'idée jusqu'à après l'objet !

La relecture
Il y a relecture et relecture.
D’abord la re-lecture comme une lecture à nouveau, pour le plaisir de retrouver un texte, de se blottir encore dans ses recoins douillets, de se replonger dans l’ambiance, le style, les mots, ceux qu’on aime déjà et ceux qu’on a entr’aperçus trop rapidement lors de la lecture précédente, des silhouettes floues qu’on voudrait faire sortir du brouillard pour mieux les contempler, un morceau confus qu’on aimerait démêler. Des idées, des phrases, des images qui seront plus gouteuses encore, parce qu’à leur saveur s’ajoutera celle du souvenir. Les retrouvailles avec de vieux amis, presque de la famille. Celle-ci est un plaisir, gardons-la pour plus tard et surtout, pour les textes des autres.
L’autre relecture, c’est la relecture technique. Qu’importe le fond pourvu qu’on ait la forme et que cette forme soit conforme. Champ stérile, pincette orthographique, scalpel grammatical et aiguilles syntaxiques. L’âme disparait, ne reste que le corps. Cette relecture-là doit se faire d’un autre œil. Trouver les fautes qu’on a soi-même écrites, dans un texte sur lequel on a longtemps travaillé n’est pas simple. On s’est habitué à la bévue et elle est devenue familière, normale, rien ne choque, on repasse devant l’erreur sans la remarquer, alors qu’une fois pointée, elle nous semblera énorme, et on se demandera bien comment on a pu la laisser passer…
Pour cette partie du travail, j’étais donc la moins compétente, même si le temps aide ici aussi et fait clignoter, enfin, l’accord imparfait. Les yeux extérieurs deviennent les plus précieux. L’équipe de base a donc été renforcée pour cette phase délicate : merci J.P., J.C. et surtout D. qui a déniché le plus grand nombre de coquilles, et parmi les plus subtiles, celles qui vous font douter, vous font replonger dans les dictionnaires, Littré et autres Bescherelle et vous donnent ensuite la satisfaction d’avoir appris quelque chose.
Enfin il y avait les « fautes faites exprès ». La ponctuation : arrêter le lecteur, disposer des virgules bien visibles pour forcer à la pause, à prendre le temps d’apprécier chaque morceau de phrase séparément ou au contraire favoriser la fluidité, l’écoulement du texte en continu sautillant scintillant contournant sans ruptures les pierres comme les branches déposées dans son lit pour éviter l’ennui ? pour les formes poétiques, retour à la ligne et majuscules obligatoires en début de phrase ? Et les phrases nominales, les énumérations…
Et puis les fautes qui n’en seraient pas, qui se voudraient des références, des renvois, des images, fautes ou pas fautes ? Balade ou ballade ? Clin d’œil à Corto Maltese qui assume ses deux ailes dans la ballade de la mer saléeou monstruosité de cancre ?
Libertés également dans la construction des phrases, avec les questions qui en découlent. Une phrase sans verbe, encore une phrase ? une phrase sans majuscule, sans sujet, avec un seul mot ? Qu’est-ce qu’une phrase ? Et les répétitions, à bannir ? La musique des mots avant ou après la syntaxe ? jusqu’à une extension pour ces questions-là, sur le site des Enlivreurs, rubrique Blog, article « Dans l’infra-rouge »
Souvent il a fallu trancher, écouter, ou pas, les remarques et conseils, en discuter, réfléchir aux choix faits, à leur pertinence, leur intérêt pour le texte, pour le livre dans sa globalité, puisque l’objectif de tout ça reste évidemment dans l’intérêt du livre, pour qu’il ait à sa sortie le plus beau des sourires, des dents blanches éclatantes, sans la feuille de persil coincée entre les dents…
Rappels :
Pour d’autres images de Nicolas : http://nod-photography.com
Et pour commander le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link
Dans l’infra-rouge
Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
Du Baudelaire. Mais pour l’histoire en cours, je l’ai écrit comme ça, sans guillemets ou autre marque de citation, alors que ça n’est pas de moi. Je n’ai pas conçu cette phrase, même si maintenant je l’ai adoptée et que je ne la quitterai plus, puisqu’elle va si bien à mon personnage. Mais j’ai gardé les majuscules des vers, même au milieu de la phrase. Et un point à la fin. Je me suis même permis de changer un mot, le premier, dans le poème le verbe est « ouvrait », pas « ouvrant ». Je ne sais pas si ça se fait, mais à ce moment-là, c’était ça qu’il me fallait, exactement ça. Cette phrase-là. Ou rien.
Ma main a écrit à ma place. Humeur macabrement poétique. Vers et vers. Succession d’anneaux, succession de mots, liés l’un à l’autre et qui forment un tout, une nouvelle entité. Une phrase ? depuis le temps que j’écris, que je fais donc des phrases, je ne me suis jamais posé la question de savoir ce qu’est une phrase. Vraiment posé la question. Sans regarder dans le dictionnaire, définir une phrase à partir de l’habitude, de la pratique de lire et d’écrire ? Ces phrases que je construis sans le savoir, comme un petit enfant apprend sa langue maternelle, en écoutant, en répétant, en la voyant écrite, en écrivant à son tour, sans grammaire ni syntaxe. Sans théorie pesant sur la pratique.
Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
Déformation scientifique, mathématique : partir de la base, de l’atome, de l’axiome. Le mot est la base. Une phrase c’est plusieurs mots. Comme le ver et ses anneaux. Ou même un seul mot. Donc une phrase c’est un assemblage d’un plusieurs mots. Assemblage pour un seul mot ? ça ne marche plus. Le cas d’une phrase d’un seul mot, il suffit d’en faire un cas particulier, pas de problème en français, les cas particuliers. Ensuite les éléments de base, les mots appartiennent à tout le monde, ils sont dans le dictionnaire. Mais certains assemblages sont « brevetés », ils sont associés au nom de la première ou du premier qui l’aura utilisé. Le changer, c’est se l’approprier ? Le voler puis le retailler en faussaire dans le cas de mon vers de Baudelaire ? Ou un hommage ? Respect, reconnaissance ? Admiration ? je m’éloigne de la question.
Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
Je pars là-dessus. « Une phrase est un assemblage de mots ». Majuscule, point, tiret, slash, blanc…. Juste là pour séparer les phrases, pour aider le lecteur. Pour qu’il respire au bon endroit quand il lit, qu’il s’arrête pour mastiquer sa phrase et puisse l’avaler, la goûter, la savourer peut-être, avant d’en reprendre une autre bouchée. Pas sûre qu’ils soient indispensables, surtout à voix haute, on lira les virgules, même là où il n’y en a pas. C’est une aide, des indications de pauses, de cuillerées. Ensuite, ce qui différencie aussi une phrase d’un vulgaire tas de mots pris au hasard, c’est le sens. Je m’enlise : maintenant il me faudrait définir le « sens » … Donnons donc au « sens » le sens commun, pour éviter l’abîme, le vertige des définitions infinies. Dans la phrase, celui qui écrit dépose son sens, le lecteur y trouve le sien. Souvent le même, c’est l’idée. Mais tout autour du sens visible d’une phrase, en infra-rouge, ou en ultra-violet, viennent se loger les sous-entendus, allusions, images, figures de style, implicite….
Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
L’implicite. L’image, le choix du vocabulaire, l’agencement des mots, la grammaire, la conjugaison, la forme, le fond. Vertige encore, de l’infinité des paramètres. Détourner des usages, parler avec les yeux, faire siffler l’assonance dans le silence des pages qu’on tourne. Laisser le lecteur travailler, s’approprier le texte pour mieux le faire sien, le laisser s’impliquer pour mieux pouvoir l’emmener où on voudrait l’emmener. La phrase c’est la carte avec ses limites et ses frontières, mais c’est aussi la graine qui faire naître le paysage chez le lecteur. La partie de la phrase qu’on ne maitrise pas, pas complètement, pas toujours autant et pas toujours comme on le voudrait, ce serait elle, la plus importante ? On en joue. Jeu risqué, mais qu’on joue avec délice, sinon, qui lirait ? qui écrirait ?
Un jeu ? Sérieux comme tous les vrais jeux ?
Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
Carnets de « Voyage en Irréel » #4
Il était une fois... Dans cette série "carnets", toute l'histoire de "Voyage en Irréel", livre écrit à quatre mains avec Nicolas-Orillard-Demaire. Depuis avant l'idée jusqu'à après l'objet !
Images choisies, textes écrits, restait à s’attaquer à la face nord verglacée de la mise en page. L’ensemble se devait d’être visuellement harmonieux et esthétique, élégant mais pas maniéré, plus simplement, il fallait que ce soit irréel. C’est Nicolas qui s’en est chargé, pour ses compétences en esthétique du visuel, d’autant plus que lorsqu’il a commencé, les dernières modifications sur deux ou trois textes et l’ultime coup de plumeau sur les images étaient toujours en cours. Désormais, le travail se fait à trois. Nicolas et moi bien sûr, mais également Régis pour l’indispensable soutien technique. Changement de logiciel pour les textes afin que les corrections soient automatiquement intégrées au projet final, plus de rigueur dans les partages pour éviter les conflits de versions dans les documents sur lesquels on a pu travailler à plusieurs… Il a fallu mettre un peu de sérieux dans tout ça. Merci Régis.
Le fonctionnement mis en place, restaient de nombreux choix à faire, et donc à discuter. Le format du livre n’a pas été trop difficile à déterminer, on savait déjà qu’on souhaitait un livre à l’italienne et on avait une idée de la taille. Ensuite les contraintes techniques de l’imprimerie nous ont aidés à affiner les dimensions. Le livre allait être imprimé sur de grandes feuilles de papier, plusieurs pages sur une même feuille, il suffisait donc d’optimiser la taille des pages pour avoir le minimum de perte sur ces grandes surfaces. Résultat du calcul : 23,5 x 16,2 cm dans notre cas.
Le format de la page reste la donnée de base pour le logiciel de mise en page. On l’avait, on pouvait commencer. Ensuite venaient s’ajouter les marges, fonds perdus ou pas, césures, fontes proportionnelles ou pas, espaces au féminin, interlignes … et de nombreuses autres notions et termes qu’il a fallu apprivoiser. La mise en page, l’impression, la typographie ont leur vocabulaire spécifique, pas toujours intuitif mais potentiellement porteurs de conséquences lourdes sur le rendu final du livre. À ce moment-là de l’histoire du « Voyage en Irréel », Nicolas s’est nourri principalement de tutos pas toujours faciles à digérer et d’essais-erreurs aux résultats dans certains cas étonnants qui ont pu l’agacer… La mise en page est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le penser quand on ne s’y est jamais réellement frotté.
Retour aux choix pour fixer le style des paragraphes. La police, la fonte, sans empattements, ou avec empattements triangulaires, rectangulaires, filiformes horizontaux, avec ou sans graisse, serif, tout un vocabulaire qui vous laisse les doigts tachés d’encre et la pensée émue pour le temps pas encore si éloigné des casiers remplis de petites lettres en plomb, un monde habité par les ours, pressiers et autres singes surveillés par un naïf comme le rappelle Balzac au début des « Illusions perdues ». Pour nous il fallait une fonte originale, mais pas dérangeante, facile à lire mais pas banale et aussi bien en majuscules qu’en minuscules. Finalement, ce sera la même fonte que pour le précédent livre de Nicolas, Gaïa, ce qui permet de rajouter un lien, de la cohérence entre les ouvrages du même auteur.
Dans ce voyage, l’idée n’était pas aux chapitres. Un chapitre lac, un chapitre forêts, un chapitre levers puis couchers de soleil… Non. Pas géographique non plus, évidemment. Un voyage en irréel se devait d’abandonner la logique des déplacements terrestres, celle des cartes et des itinéraires, que chaque double page soit un voyage en soi, un dépaysement par rapport au précédent comme au suivant. Une surprise à chaque fois. Images et ambiances différentes donc, mais pour les textes aussi, dans l’idée comme dans la forme. Sauf cas particulier (poèmes, idées qui s’opposent, nombre de lignes décroissant pour chaque paragraphe ou idées à séparer), j’ai souvent tendance à écrire des blocs de textes, l’idée étant d’y rentrer comme on pénètre dans une forêt ou une grotte pour y trouver un univers particulier, une ambiance spéciale dont le charme serait rompu par l’arrivée d’une immense clairière ou d’un saut de paragraphe. Mais cette façon d’agencer les mots peut aussi paraitre hostile, rebuter par son aspect de pavé indigeste, un hérisson rétif qu’on hésiterait à aborder. Discussions donc, compromis et finalement découpages. Toujours pour mes textes, travail de repérage aussi, de mes tics et ronronnements d’écriture, afin de pouvoir ensuite les disperser dans le livre et les rendre moins visibles. Je n’ai pas facilité la tâche à Nicolas qui devait aussi jongler avec les couleurs, les ambiances, les lieux et les formats pour assurer la diversité sans tomber dans l’éparpillement.
À énumérer les contraintes et difficultés, je me rends compte que nous avons fonctionné de façon remarquablement fluide où il y aurait eu matière à conflits, oppositions de principe, blocages, voire étripages ou claquements de portes. Il n’en a rien été. Entre confinement, contraintes personnelles ou professionnelles et éloignement géographique, nous ne nous sommes pas vus une seule fois « en vrai » durant toute la conception et la réalisation du livre. À part quelques coups de téléphone pour les sujets urgents ou à discuter en détail, nous avons surtout utilisé les messageries pour communiquer. Peut-être que le fait de formuler ses questions et remarques par écrit aide à la modération et à la réflexion ? Le miracle de l’écriture ? On aimerait croire qu’on lui doit tout, mais la réalité m’oblige à avouer que, tout simplement, loin des rebondissements qui auraient pu garnir les pages d’un bon polar, nous avons continué à bien nous entendre tout a long de ce travail, comme avant et comme après d’ailleurs…
Rappels :
Pour d’autres images de Nicolas : http://nod-photography.com
Et pour commander le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link
Faites parler les images #16
"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Devoirs de vacances
Lui, les chèvres, il connait, il maîtrise, il sait faire. Il s’en occupe depuis tellement longtemps ! Sûr de lui, déjà un vrai berger. Mais ce n’est pas simplement un travail, les chèvres, un travail ce serait aller chercher du bois, ramener de l’eau, réparer une clôture. Les chèvres, c’est vivant, ça réagit, il faut les comprendre, il faut savoir faire attention à elles, les emmener où l’herbe est la meilleure. Si on va toujours au même endroit, c’est plus simple, mais l’herbe n’a pas le temps de repousser tranquillement, elle est plus dure, moins agréable pour s’allonger dedans avec les mains sous la tête pour regarder les nuages. Alors sûrement moins agréable à manger aussi ! Ne pas oublier qu’il leur faut de l’eau aux chèvres. Pas juste une flaque pleine de boue, de la bonne eau qu’on aurait envie de boire nous-mêmes, bien fraîche et transparente. De l’eau qui fredonne sur les cailloux en sautillant comme les filles qui se promènent en chantant et en se tenant par le bras.
C’est fatiguant de s’occuper des chèvres. Il faut souvent aller les rechercher quand elles s’éloignent, elles sont curieuses et elles ont envie d’aller voir ailleurs, c’est normal, mais elles ne se rendent pas compte que c’est dangereux, qu’elles peuvent se faire dévorer si elles ne sont pas dans l’enclos le soir. Mais une fois qu’elles sont toutes rentrées, il peut faire ce qu’il veut, elles n’ont plus besoin de lui. Alors il en profite pour aller se promener, pour tailler des bâtons et souvent, pour aller parler avec E. qui habite à côté et qui raconte si bien des histoires qui font rêver.
Maintenant, elle sait écrire. Elle a appris à l’école. Alors, quand il n’y a pas école, pour ne pas oublier, elle continue à écrire. Pour ne pas perdre l’écriture et la lecture. L’écriture c’est surtout pour les lettres qu’elle peut envoyer à sa grande sœur qui fait des études en ville. Et la lecture, c’est pour les lettres bien sûr, mais aussi pour les livres qu’elle emprunte à la bibliothèque ambulante qui vient sur le chameau. Pas question de perdre tout ça. Alors elle écrit. Elle écrit tout ce qu’elle voit, la vie de tous les jours, les bêtes, la cuisine, la famille. Elle écrit son monde. Elle écrit aussi le monde d’avant que lui raconte sa grand-mère, le monde d’avant les voitures, d’avant l’essence qui sent si mauvais et qui est si dangereuse quand elle s’approche du feu. Elle a essayé de dessiner aussi, elle a voulu faire le portrait de sa grand-mère, parce que c’est elle qui bouge le moins avec ses jambes qui sont si fatiguées. Mais le dessin ne lui a pas plu du tout. Alors elle a fait le portrait de sa grand-mère avec des mots. Elle a écrit la couleur de ses habits, la petite lumière dans ses yeux, les rides sur son visage qui font comme une carte de son pays à elle, à l’intérieur, son pays du dedans, celui de derrière ses yeux. Elle a écrit l’odeur du cou de sa grand-mère quand elle la prend dans ses bras les jours où elle est triste.
Et parfois, elle écrit un peu plus loin que son monde à elle, juste pour voir, comme quand on prend l’autre chemin, celui qu’on ne connait pas, celui qu’on n’a jamais pris. Quand elle écrit des choses comme ça, elle n’ose pas trop les montrer, elle n’en parle qu’à L. le berger des chèvres qui habite à côté. Lui il ne rigole pas quand elle raconte des histoires de nuages qui vous emmènent visiter le monde.
Et pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-16/
Faites parler les images #15
"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Couvre-chefs
Il a toujours eu une idée derrière la tête. Une idée, petite et jolie, une idée un peu folle. Pas une obsession, pas une idée fixe, rien de lourd ni d’encombrant. Une douce idée, qui souriait sans s’imposer. Alors pour garder son idée au chaud, il portait toujours un bonnet, un chapeau, une chapka, une casquette, voire un simple mouchoir noué aux quatre coins quand l’été se faisait torride.
Il ne se découvrait jamais. Jamais et devant personne. Fier. Mais pas pour autant irrespectueux. Simplement, ôter son chapeau et avoir de l’estime pour quelqu’un, il ne voyait pas le rapport. Par exemple il avait du respect pour l’hiver qui vous transit et vous gèle d’un souffle. Face à lui, se découvrir aurait été une erreur. Fatale. Alors il restait couvert, prenant soin des pensées qui vivaient sous son crâne à la manière d’une poule couvant ses poussins.
Des couvre-chefs, il en avait beaucoup. Pour un nomade c’était un luxe. Tous emmaillotés dans ce grand drap blanc qu’il accrochait parfois entre deux arbres une fois les chapeaux rangés à l’abri. Deux de ces chapeaux lui étaient particulièrement chers. Tout d’abord le chapeau traditionnel. En feutre bien épais, il n’aurait jamais laissé passer un souffle d’humidité. Toujours chaud, protecteur et imperméable même sous les trombes d’eau de l’automne et les tempêtes de neige de l’hiver. Fidèle et docile, adapté à sa tête comme une seconde peau sur son crâne. Le rabat à l’arrière lui protégeait la nuque avec une efficacité de louve défendant ses petits et sur le devant, les oreilles lui donnaient dans le noir une allure de renard. Ensuite son deuxième chapeau préféré était un cadeau. Cadeau d’un Canadien venu voir si l’hiver était plus rude et les forêts plus sauvages de l’autre côté du pôle. L’homme du Nord-Est et l’homme du Nord-Ouest avaient passé ensemble une saison entière à chasser le jour et à raconter autour du feu la nuit. Au moment de ses séparer, le Canadien avait regardé le ciel, le soleil qui brillait, les bourgeons prêts à éclater, il avait tendu l’oreille pour entendre le ruisseau redevenu pétillant et il avait ôté son bonnet de fourrure pour le lui donner. Souvenir.
C’est aussi depuis ce jour de la séparation avec son ami canadien que sa petite idée a commencé à devenir une belle aventure. Une première histoire d’animaux, de froid et de courage qu’il racontait avec ses mains faisant des ombres sur la grande toile blanche du drap à chapeaux, le soir au coin du feu. Les doigts rassemblés pour le museau du loup, l’index fléchi pour les oreilles, puis les doigts dressés pour la ramure des rennes, son chapeau devenait un abri et on partait à l’aventure portés par sa voix et guidés par ses mains. Le spectacle s’arrêtait quand le feu baissait, quand tout le monde était prêt à rejoindre dans le sommeil les animaux de la forêt qu’il avait sortis de son bonnet. D’année en année, les histoires étaient toujours plus nombreuses, les animaux et les personnages qu’il faisait naître de ses mains, plus abondants, plus délicats, plus émouvants. Mais si, grâce aux chapeaux, le froid avait toujours épargné ses pensées, les années pesaient de plus en plus lourd sur ses épaules et sur son dos. Ses doigts devenus minces disaient mieux la disette que le festin sur les toiles autour des feux. Ses animaux animés étaient plus contemplatifs, moins aventureux, plus rêveurs.
Un jour on retrouva tous ses chapeaux alignés sur un tronc. Il n’en manquait pas un. Chapeaux d’été, chapeaux d’hiver, en peau, en fourrure, en tissus ou en laine, tous étaient là. Offerts. Mais lui, on ne le retrouva pas.
Un moment on le chercha, le policier en uniforme dépêché sur place fit même venir des chiens pour suivre les pistes que les nomades avaient déjà suivies mais qui se rejoignaient, s’emmêlaient et ne menèrent à rien. Il avait simplement cessé d’être mortel, laissant toute la place à sa légende. Certains l’auraient revu, drapé de brume, appuyé sur son bâton disparu avec lui. D’autres percevaient son esprit dans le vol d’un oiseau, le chant d’une rivière ou la forme d’un nuage.
Depuis, au Canada, un festival des théâtres d’ombres en plein air a vu le jour. Il est organisé par un ancien trappeur, toujours coiffé d’une chapka de fourrure. Et ici, tous ceux qui le connaissaient ou qui ont entendu parler de lui gardent leur chapeau sur la tête quand ils écoutent une histoire au coin du feu, qu’ils vont au cinéma ou regardent une vidéo sur l’écran de leur téléphone. C’est leur façon à eux de lui rendre hommage, à lui et à sa petite idée, sa si jolie idée : faire bouger les images pour raconter des histoires.
Et pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-15/
Faites parler les images #14
"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !
Le portrait
Quand j’avais appris que mon reportage allait être publié dans le journal, j’avais déjà trépigné de joie en tournant sur place comme un fakir qui a trouvé un gros tas de braises bien rouges ! Mais maintenant, un magazine littéraire international, une audience multipliée par dix, par cent, une reconnaissance nationale voire internationale de mon travail et de celui de cette grande dame que j’admire tant, Marguerite Woolf, sujet de ce portrait …. Je ne sais plus comment me calmer, et ça fait deux jours…
Marguerite Woolf a toujours fait partie de ces autrices que je lis, relis et chez lesquelles je picore sans jamais m’en lasser. À chaque fois que je m’y plonge, je découvre de nouvelles images, de nouvelles articulations, des références, des tournures de phrases qui augmentent encore mon admiration pour cette autrice. Ses personnages, ses situations, ses descriptions, ses engagements, sa façon de nous emmener dans son monde, de nous y faire vivre et de faire qu’on s’y sente bien, une telle maîtrise m’a toujours fascinée, cette façon de jouer avec la forme de la phrase pour sculpter ses histoires, leur donner force et vie…
Quand elle a accepté de me rencontrer et de répondre à mes questions, je me suis retrouvée sur un petit nuage, j’avais tellement de choses à lui demander ! J’ai accumulé les notes, les questions, les remarques dans des carnets, sur des morceaux de papiers, sur mon ordinateur, des notes sur mon téléphone. Et le grand jour du rendez-vous est enfin arrivé. Devant la porte j’avais les genoux en coton, les mains moites et l’estomac à l’envers. Même le lieu m’impressionnait. Une ancienne boutique, toute décrépite, devanture en bow-window poussiéreuse, porte aux couleurs sales, délavées et passées de mode depuis plusieurs générations. Pour éviter que les regards de l’extérieur ne viennent troubler les réflexions intérieures et que la pensée de l’intérieur ne s’égare à l’extérieur, un lourd rideau aux motifs vaguement botaniques dans les tons rouge-marron foncé, pend et sépare les deux mondes. À l’intérieur, un couloir nu, hormis des piles de journaux soigneusement ficelés entassés sur le sol. À droite, son bureau, qui communique avec le bureau de derrière, celui de Hari, son secrétaire. Travail au rez-de-chaussée, et ensuite un étage chacun pour le reste de la vie, quand il en reste entre les tranches d’écriture, de la vie. De l’extérieur, ce qui est impressionnant, c’est la pile, ou plutôt le mur de livres. De l’intérieur, ce mûr-là est caché par le rideau, mais il reste deux autres murs couverts d’étagères, tout aussi remplies de livres. Pour ce qui est de la vitrine, la gestion est assurée par Hari. Marguerite, ou plutôt Ma’ comme il l’appelle affectueusement lui donne un titre, et lui patiemment, démonte la pile jusqu’au livre cherché, pour la reconstruire juste après. Avec Hari, le contact est passé tout de suite plus facilement. Avec Marguerite, j’étais impressionnée, intimidée, j’avais tellement peur de passer à côté de ma chance de pouvoir lui parler et échanger avec elle, que je n’ai pas réussi à profiter pleinement de ces moments. Côté écriture, engagement, féminisme, littérature en général, aucun souci, j’ai pu poser toutes les questions que j’avais préparées, même d’autres qui me sont venues en cours d’entretien, elle m’a consacré quasiment une journée entière, me répondant longuement, avec profondeur, attention et beaucoup de finesse. Mais dans nos échanges, le sérieux n’a que très rarement baissé la garde. Tandis qu’avec Hari, nous avons plaisanté, ri, raconté des bêtises, quasiment dès les présentations. Si bien que pour essayer de trouver un budget pour faire un film sur Marguerite, c’est à lui que j’ai demandé de m’aider à concevoir une photo d’accroche. Nous avons longtemps cherché, réfléchi, fouillé dans la maison parmi les objets susceptibles de dire sans dire cette idée de portrait, comment amener cette pensée de télé, l’épurer pour n’en garder que le cadre ? Le dossier arraché d’une vielle chaise a fini par faire office de petite lucarne, tandis qu’il s’était installé plus loin pour lire mon premier article. Vraiment, elle me plait beaucoup cette image. Initialement je devais faire la même avec Marguerite assise à la place de Hari, mais elle déteste être prise en photo. Alors finalement, je crois que je vais garder celle-là. Pas si mal, non ?
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Faites parler les images #13
"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !
Souvenirs
Eux, ils étaient venus à pied. Arrêtés par la mer dans leur très long voyage, ils avaient enlevé leurs chaussures et ils marchaient sur la plage. En silence. Le vent qui gonflait leurs habits avait une odeur d’algues et un goût de sel. Leurs pieds laissaient des empreintes à peine visibles dans le sable mouillé, elles seraient effacées par la prochaine vague, comme les traces de pattes laissées par les oiseaux depuis longtemps envolés.
Elle, elle était venue en avion voir sa sœur qui travaillait pour l’Unesco, et elle en profitait pour découvrir ce pays qu’elle ne connaissait pas. Elle voulait se reposer après une longue enquête et la bataille encore plus longue qu’elle avait dû mener pour faire publier son histoire. Le soir allait commencer à tomber, elle avait enlevé ses chaussures et elle marchait sur la plage. En silence. Le vent qui gonflait ses habits avait une odeur d’algues et un goût de sel. Ses pieds laissaient des empreintes à peine visibles dans le sable mouillé, elles seraient effacées par la prochaine vague, comme les traces de pattes laissées par les oiseaux depuis longtemps envolés.
Elle et eux avaient parlé longtemps sur cette plage autour du feu qui les avait réunis. Chacun dans son anglais ils s’étaient racontés. La vie qui n’en était plus une, le départ, les marches, les trajets en voiture, en camion, en bus, même à vélo. Les petits boulots pour se refaire et continuer, les maladies, les vols, les viols, les arrestations, le racket, la faim, la soif, la solitude, la solidarité parfois, les trahisons souvent. Et la mer qu’il faudrait traverser pour continuer, pour arriver enfin là où ce serait enfin la vraie vie.
Elle leur avait demandé et ils avaient acquiescé. Alors elle avait noté. Elle avait tout noté, les noms, les lieux, les dates, les anecdotes, les regrets, les aveux, les envies, les rêves. Tout.
De retour chez elle dans son pays sans mer, sans plage et sans chaleur, elle avait écrit leurs histoires. Elle avait effacé, recommencé, réécrit, essayé de recontacter les uns et les autres, intégré les nouvelles reçues ou téléphonées ou griffonnées et postées. Puis elle avait cherché à faire publier son histoire. Mais personne n’en voulait plus de ce genre d’histoire, ils en avaient déjà publié une sur le sujet dans le numéro précédent, en avaient déjà refusé deux autres, n’étaient pas intéressés, ne pensaient pas que ça pourrait avoir sa place dans les colonnes, ne voyaient pas ça en accord avec leur ligne éditoriale, pensaient qu’elle devrait revenir plus tard parce que là, oui c’était bien écrit, mais non, ils ne le publieraient pas.
Et elle l’avait appris par la mère de l’un d’eux. Leur bateau avait coulé dans la tempête censée les dissimuler aux regards des gardes-côtes. Ils ne savaient pas nager, personne ne leur était venu en aide, ils s’étaient noyés. Tous les six. Comme tous les autres passagers du bateau.
Alors elle avait planté des arbres. Six. Un arbre pour chacun d’eux, en haut de la colline dans son pays de froid, son pays qui fait tant rêver ceux qui cherchent la vraie vie.
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