Tous les articles par Juliette Derimay

Dans l’infra-rouge

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Du Baudelaire. Mais pour l’histoire en cours, je l’ai écrit comme ça, sans guillemets ou autre marque de citation, alors que ça n’est pas de moi. Je n’ai pas conçu cette phrase, même si maintenant je l’ai adoptée et que je ne la quitterai plus, puisqu’elle va si bien à mon personnage. Mais j’ai gardé les majuscules des vers, même au milieu de la phrase. Et un point à la fin. Je me suis même permis de changer un mot, le premier, dans le poème le verbe est « ouvrait », pas « ouvrant ». Je ne sais pas si ça se fait, mais à ce moment-là, c’était ça qu’il me fallait, exactement ça. Cette phrase-là. Ou rien.


Ma main a écrit à ma place. Humeur macabrement poétique. Vers et vers. Succession d’anneaux, succession de mots, liés l’un à l’autre et qui forment un tout, une nouvelle entité. Une phrase ? depuis le temps que j’écris, que je fais donc des phrases, je ne me suis jamais posé la question de savoir ce qu’est une phrase. Vraiment posé la question. Sans regarder dans le dictionnaire, définir une phrase à partir de l’habitude, de la pratique de lire et d’écrire ? Ces phrases que je construis sans le savoir, comme un petit enfant apprend sa langue maternelle, en écoutant, en répétant, en la voyant écrite, en écrivant à son tour, sans grammaire ni syntaxe. Sans théorie pesant sur la pratique.

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Déformation scientifique, mathématique : partir de la base, de l’atome, de l’axiome. Le mot est la base. Une phrase c’est plusieurs mots. Comme le ver et ses anneaux. Ou même un seul mot. Donc une phrase c’est un assemblage d’un plusieurs mots. Assemblage pour un seul mot ? ça ne marche plus. Le cas d’une phrase d’un seul mot, il suffit d’en faire un cas particulier, pas de problème en français, les cas particuliers. Ensuite les éléments de base, les mots appartiennent à tout le monde, ils sont dans le dictionnaire. Mais certains assemblages sont « brevetés », ils sont associés au nom de la première ou du premier qui l’aura utilisé. Le changer, c’est se l’approprier ? Le voler puis le retailler en faussaire dans le cas de mon vers de Baudelaire ? Ou un hommage ? Respect, reconnaissance ? Admiration ? je m’éloigne de la question.

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Je pars là-dessus. « Une phrase est un assemblage de mots ». Majuscule, point, tiret, slash, blanc…. Juste là pour séparer les phrases, pour aider le lecteur. Pour qu’il respire au bon endroit quand il lit, qu’il s’arrête pour mastiquer sa phrase et puisse l’avaler, la goûter, la savourer peut-être, avant d’en reprendre une autre bouchée. Pas sûre qu’ils soient indispensables, surtout à voix haute, on lira les virgules, même là où il n’y en a pas. C’est une aide, des indications de pauses, de cuillerées. Ensuite, ce qui différencie aussi une phrase d’un vulgaire tas de mots pris au hasard, c’est le sens. Je m’enlise : maintenant il me faudrait définir le « sens » … Donnons donc au « sens » le sens commun, pour éviter l’abîme, le vertige des définitions infinies. Dans la phrase, celui qui écrit dépose son sens, le lecteur y trouve le sien. Souvent le même, c’est l’idée. Mais tout autour du sens visible d’une phrase, en infra-rouge, ou en ultra-violet, viennent se loger les sous-entendus, allusions, images, figures de style, implicite….

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

L’implicite. L’image, le choix du vocabulaire, l’agencement des mots, la grammaire, la conjugaison, la forme, le fond. Vertige encore, de l’infinité des paramètres. Détourner des usages, parler avec les yeux, faire siffler l’assonance dans le silence des pages qu’on tourne. Laisser le lecteur travailler, s’approprier le texte pour mieux le faire sien, le laisser s’impliquer pour mieux pouvoir l’emmener où on voudrait l’emmener. La phrase c’est la carte avec ses limites et ses frontières, mais c’est aussi la graine qui faire naître le paysage chez le lecteur. La partie de la phrase qu’on ne maitrise pas, pas complètement, pas toujours autant et pas toujours comme on le voudrait, ce serait elle, la plus importante ?  On en joue. Jeu risqué, mais qu’on joue avec délice, sinon, qui lirait ? qui écrirait ?

Un jeu ? Sérieux comme tous les vrais jeux ?

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Carnets de « Voyage en Irréel » #4

Il était une fois... Dans cette série "carnets", toute l'histoire de "Voyage en Irréel", livre écrit à quatre mains avec Nicolas-Orillard-Demaire. Depuis avant l'idée jusqu'à après l'objet !

Images choisies, textes écrits, restait à s’attaquer à la face nord verglacée de la mise en page. L’ensemble se devait d’être visuellement harmonieux et esthétique, élégant mais pas maniéré, plus simplement, il fallait que ce soit irréel. C’est Nicolas qui s’en est chargé, pour ses compétences en esthétique du visuel, d’autant plus que lorsqu’il a commencé, les dernières modifications sur deux ou trois textes et l’ultime coup de plumeau sur les images étaient toujours en cours. Désormais, le travail se fait à trois. Nicolas et moi bien sûr, mais également Régis pour l’indispensable soutien technique. Changement de logiciel pour les textes afin que les corrections soient automatiquement intégrées au projet final, plus de rigueur dans les partages pour éviter les conflits de versions dans les documents sur lesquels on a pu travailler à plusieurs… Il a fallu mettre un peu de sérieux dans tout ça. Merci Régis. 

Le fonctionnement mis en place, restaient de nombreux choix à faire, et donc à discuter. Le format du livre n’a pas été trop difficile à déterminer, on savait déjà qu’on souhaitait un livre à l’italienne et on avait une idée de la taille. Ensuite les contraintes techniques de l’imprimerie nous ont aidés à affiner les dimensions. Le livre allait être imprimé sur de grandes feuilles de papier, plusieurs pages sur une même feuille, il suffisait donc d’optimiser la taille des pages pour avoir le minimum de perte sur ces grandes surfaces. Résultat du calcul : 23,5 x 16,2 cm dans notre cas. 

Le format de la page reste la donnée de base pour le logiciel de mise en page. On l’avait, on pouvait commencer. Ensuite venaient s’ajouter les marges, fonds perdus ou pas, césures, fontes proportionnelles ou pas, espaces au féminin, interlignes … et de nombreuses autres notions et termes qu’il a fallu apprivoiser. La mise en page, l’impression, la typographie ont leur vocabulaire spécifique, pas toujours intuitif mais potentiellement porteurs de conséquences lourdes sur le rendu final du livre. À ce moment-là de l’histoire du « Voyage en Irréel », Nicolas s’est nourri principalement de tutos pas toujours faciles à digérer et d’essais-erreurs aux résultats dans certains cas étonnants qui ont pu l’agacer… La mise en page est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le penser quand on ne s’y est jamais réellement frotté.

Retour aux choix pour fixer le style des paragraphes. La police, la fonte, sans empattements, ou avec empattements triangulaires, rectangulaires, filiformes horizontaux, avec ou sans graisse, serif, tout un vocabulaire qui vous laisse les doigts tachés d’encre et la pensée émue pour le temps pas encore si éloigné des casiers remplis de petites lettres en plomb, un monde habité par les ours, pressiers et autres singes surveillés par un naïf comme le rappelle Balzac au début des « Illusions perdues ». Pour nous il fallait une fonte originale, mais pas dérangeante, facile à lire mais pas banale et aussi bien en majuscules qu’en minuscules. Finalement, ce sera la même fonte que pour le précédent livre de Nicolas, Gaïa, ce qui permet de rajouter un lien, de la cohérence entre les ouvrages du même auteur. 

Dans ce voyage, l’idée n’était pas aux chapitres. Un chapitre lac, un chapitre forêts, un chapitre levers puis couchers de soleil… Non. Pas géographique non plus, évidemment. Un voyage en irréel se devait d’abandonner la logique des déplacements terrestres, celle des cartes et des itinéraires, que chaque double page soit un voyage en soi, un dépaysement par rapport au précédent comme au suivant. Une surprise à chaque fois. Images et ambiances différentes donc, mais pour les textes aussi, dans l’idée comme dans la forme. Sauf cas particulier (poèmes, idées qui s’opposent, nombre de lignes décroissant pour chaque paragraphe ou idées à séparer), j’ai souvent tendance à écrire des blocs de textes, l’idée étant d’y rentrer comme on pénètre dans une forêt ou une grotte pour y trouver un univers particulier, une ambiance spéciale dont le charme serait rompu par l’arrivée d’une immense clairière ou d’un saut de paragraphe. Mais cette façon d’agencer les mots peut aussi paraitre hostile, rebuter par son aspect de pavé indigeste, un hérisson rétif qu’on hésiterait à aborder. Discussions donc, compromis et finalement découpages. Toujours pour mes textes, travail de repérage aussi, de mes tics et ronronnements d’écriture, afin de pouvoir ensuite les disperser dans le livre et les rendre moins visibles.  Je n’ai pas facilité la tâche à Nicolas qui devait aussi jongler avec les couleurs, les ambiances, les lieux et les formats pour assurer la diversité sans tomber dans l’éparpillement.

À énumérer les contraintes et difficultés, je me rends compte que nous avons fonctionné de façon remarquablement fluide où il y aurait eu matière à conflits, oppositions de principe, blocages, voire étripages ou claquements de portes. Il n’en a rien été. Entre confinement, contraintes personnelles ou professionnelles et éloignement géographique, nous ne nous sommes pas vus une seule fois « en vrai » durant toute la conception et la réalisation du livre. À part quelques coups de téléphone pour les sujets urgents ou à discuter en détail, nous avons surtout utilisé les messageries pour communiquer. Peut-être que le fait de formuler ses questions et remarques par écrit aide à la modération et à la réflexion ? Le miracle de l’écriture ? On aimerait croire qu’on lui doit tout, mais la réalité m’oblige à avouer que, tout simplement, loin des rebondissements qui auraient pu garnir les pages d’un bon polar, nous avons continué à bien nous entendre tout a long de ce travail, comme avant et comme après d’ailleurs…

Rappels :

Pour d’autres images de Nicolas : http://nod-photography.com

Et pour commander le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link

Faites parler les images #16

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Devoirs de vacances

Lui, les chèvres, il connait, il maîtrise, il sait faire. Il s’en occupe depuis tellement longtemps ! Sûr de lui, déjà un vrai berger. Mais ce n’est pas simplement un travail, les chèvres, un travail ce serait aller chercher du bois, ramener de l’eau, réparer une clôture. Les chèvres, c’est vivant, ça réagit, il faut les comprendre, il faut savoir faire attention à elles, les emmener où l’herbe est la meilleure. Si on va toujours au même endroit, c’est plus simple, mais l’herbe n’a pas le temps de repousser tranquillement, elle est plus dure, moins agréable pour s’allonger dedans avec les mains sous la tête pour regarder les nuages. Alors sûrement moins agréable à manger aussi ! Ne pas oublier qu’il leur faut de l’eau aux chèvres. Pas juste une flaque pleine de boue, de la bonne eau qu’on aurait envie de boire nous-mêmes, bien fraîche et transparente. De l’eau qui fredonne sur les cailloux en sautillant comme les filles qui se promènent en chantant et en se tenant par le bras.
C’est fatiguant de s’occuper des chèvres. Il faut souvent aller les rechercher quand elles s’éloignent, elles sont curieuses et elles ont envie d’aller voir ailleurs, c’est normal, mais elles ne se rendent pas compte que c’est dangereux, qu’elles peuvent se faire dévorer si elles ne sont pas dans l’enclos le soir. Mais une fois qu’elles sont toutes rentrées, il peut faire ce qu’il veut, elles n’ont plus besoin de lui. Alors il en profite pour aller se promener, pour tailler des bâtons et souvent, pour aller parler avec E. qui habite à côté et qui raconte si bien des histoires qui font rêver. 

Maintenant, elle sait écrire. Elle a appris à l’école. Alors, quand il n’y a pas école, pour ne pas oublier, elle continue à écrire. Pour ne pas perdre l’écriture et la lecture. L’écriture c’est surtout pour les lettres qu’elle peut envoyer à sa grande sœur qui fait des études en ville. Et la lecture, c’est pour les lettres bien sûr, mais aussi pour les livres qu’elle emprunte à la bibliothèque ambulante qui vient sur le chameau. Pas question de perdre tout ça. Alors elle écrit. Elle écrit tout ce qu’elle voit, la vie de tous les jours, les bêtes, la cuisine, la famille. Elle écrit son monde. Elle écrit aussi le monde d’avant que lui raconte sa grand-mère, le monde d’avant les voitures, d’avant l’essence qui sent si mauvais et qui est si dangereuse quand elle s’approche du feu. Elle a essayé de dessiner aussi, elle a voulu faire le portrait de sa grand-mère, parce que c’est elle qui bouge le moins avec ses jambes qui sont si fatiguées. Mais le dessin ne lui a pas plu du tout. Alors elle a fait le portrait de sa grand-mère avec des mots. Elle a écrit la couleur de ses habits, la petite lumière dans ses yeux, les rides sur son visage qui font comme une carte de son pays à elle, à l’intérieur, son pays du dedans, celui de derrière ses yeux. Elle a écrit l’odeur du cou de sa grand-mère quand elle la prend dans ses bras les jours où elle est triste. 

Et parfois, elle écrit un peu plus loin que son monde à elle, juste pour voir, comme quand on prend l’autre chemin, celui qu’on ne connait pas, celui qu’on n’a jamais pris. Quand elle écrit des choses comme ça, elle n’ose pas trop les montrer, elle n’en parle qu’à L. le berger des chèvres qui habite à côté. Lui il ne rigole pas quand elle raconte des histoires de nuages qui vous emmènent visiter le monde. 

Et pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-16/

Faites parler les images #15

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Couvre-chefs

Il a toujours eu une idée derrière la tête. Une idée, petite et jolie, une idée un peu folle. Pas une obsession, pas une idée fixe, rien de lourd ni d’encombrant. Une douce idée, qui souriait sans s’imposer. Alors pour garder son idée au chaud, il portait toujours un bonnet, un chapeau, une chapka, une casquette, voire un simple mouchoir noué aux quatre coins quand l’été se faisait torride. 

Il ne se découvrait jamais. Jamais et devant personne. Fier. Mais pas pour autant irrespectueux. Simplement, ôter son chapeau et avoir de l’estime pour quelqu’un, il ne voyait pas le rapport. Par exemple il avait du respect pour l’hiver qui vous transit et vous gèle d’un souffle. Face à lui, se découvrir aurait été une erreur. Fatale. Alors il restait couvert, prenant soin des pensées qui vivaient sous son crâne à la manière d’une poule couvant ses poussins. 

Des couvre-chefs, il en avait beaucoup. Pour un nomade c’était un luxe. Tous emmaillotés dans ce grand drap blanc qu’il accrochait parfois entre deux arbres une fois les chapeaux rangés à l’abri. Deux de ces chapeaux lui étaient particulièrement chers. Tout d’abord le chapeau traditionnel. En feutre bien épais, il n’aurait jamais laissé passer un souffle d’humidité. Toujours chaud, protecteur et imperméable même sous les trombes d’eau de l’automne et les tempêtes de neige de l’hiver. Fidèle et docile, adapté à sa tête comme une seconde peau sur son crâne. Le rabat à l’arrière lui protégeait la nuque avec une efficacité de louve défendant ses petits et sur le devant, les oreilles lui donnaient dans le noir une allure de renard. Ensuite son deuxième chapeau préféré était un cadeau. Cadeau d’un Canadien venu voir si l’hiver était plus rude et les forêts plus sauvages de l’autre côté du pôle. L’homme du Nord-Est et l’homme du Nord-Ouest avaient passé ensemble une saison entière à chasser le jour et à raconter autour du feu la nuit. Au moment de ses séparer, le Canadien avait regardé le ciel, le soleil qui brillait, les bourgeons prêts à éclater, il avait tendu l’oreille pour entendre le ruisseau redevenu pétillant et il avait ôté son bonnet de fourrure pour le lui donner. Souvenir.

C’est aussi depuis ce jour de la séparation avec son ami canadien que sa petite idée a commencé à devenir une belle aventure. Une première histoire d’animaux, de froid et de courage qu’il racontait avec ses mains faisant des ombres sur la grande toile blanche du drap à chapeaux, le soir au coin du feu. Les doigts rassemblés pour le museau du loup, l’index fléchi pour les oreilles, puis les doigts dressés pour la ramure des rennes, son chapeau devenait un abri et on partait à l’aventure portés par sa voix et guidés par ses mains. Le spectacle s’arrêtait quand le feu baissait, quand tout le monde était prêt à rejoindre dans le sommeil les animaux de la forêt qu’il avait sortis de son bonnet. D’année en année, les histoires étaient toujours plus nombreuses, les animaux et les personnages qu’il faisait naître de ses mains, plus abondants, plus délicats, plus émouvants. Mais si, grâce aux chapeaux, le froid avait toujours épargné ses pensées, les années pesaient de plus en plus lourd sur ses épaules et sur son dos. Ses doigts devenus minces disaient mieux la disette que le festin sur les toiles autour des feux. Ses animaux animés étaient plus contemplatifs, moins aventureux, plus rêveurs.
Un jour on retrouva tous ses chapeaux alignés sur un tronc. Il n’en manquait pas un. Chapeaux d’été, chapeaux d’hiver, en peau, en fourrure, en tissus ou en laine, tous étaient là. Offerts. Mais lui, on ne le retrouva pas.

Un moment on le chercha, le policier en uniforme dépêché sur place fit même venir des chiens pour suivre les pistes que les nomades avaient déjà suivies mais qui se rejoignaient, s’emmêlaient et ne menèrent à rien. Il avait simplement cessé d’être mortel, laissant toute la place à sa légende. Certains l’auraient revu, drapé de brume, appuyé sur son bâton disparu avec lui. D’autres percevaient son esprit dans le vol d’un oiseau, le chant d’une rivière ou la forme d’un nuage.

Depuis, au Canada, un festival des théâtres d’ombres en plein air a vu le jour. Il est organisé par un ancien trappeur, toujours coiffé d’une chapka de fourrure. Et ici, tous ceux qui le connaissaient ou qui ont entendu parler de lui gardent leur chapeau sur la tête quand ils écoutent une histoire au coin du feu, qu’ils vont au cinéma ou regardent une vidéo sur l’écran de leur téléphone. C’est leur façon à eux de lui rendre hommage, à lui et à sa petite idée, sa si jolie idée : faire bouger les images pour raconter des histoires.

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Faites parler les images #14

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Le portrait

Quand j’avais appris que mon reportage allait être publié dans le journal, j’avais déjà trépigné de joie en tournant sur place comme un fakir qui a trouvé un gros tas de braises bien rouges ! Mais maintenant, un magazine littéraire international, une audience multipliée par dix, par cent, une reconnaissance nationale voire internationale de mon travail et de celui de cette grande dame que j’admire tant, Marguerite Woolf, sujet de ce portrait …. Je ne sais plus comment me calmer, et ça fait deux jours… 

Marguerite Woolf a toujours fait partie de ces autrices que je lis, relis et chez lesquelles je picore sans jamais m’en lasser. À chaque fois que je m’y plonge, je découvre de nouvelles images, de nouvelles articulations, des références, des tournures de phrases qui augmentent encore mon admiration pour cette autrice. Ses personnages, ses situations, ses descriptions, ses engagements, sa façon de nous emmener dans son monde, de nous y faire vivre et de faire qu’on s’y sente bien, une telle maîtrise m’a toujours fascinée, cette façon de jouer avec la forme de la phrase pour sculpter ses histoires, leur donner force et vie…

Quand elle a accepté de me rencontrer et de répondre à mes questions, je me suis retrouvée sur un petit nuage, j’avais tellement de choses à lui demander ! J’ai accumulé les notes, les questions, les remarques dans des carnets, sur des morceaux de papiers, sur mon ordinateur, des notes sur mon téléphone. Et le grand jour du rendez-vous est enfin arrivé. Devant la porte j’avais les genoux en coton, les mains moites et l’estomac à l’envers. Même le lieu m’impressionnait. Une ancienne boutique, toute décrépite, devanture en bow-window poussiéreuse, porte aux couleurs sales, délavées et passées de mode depuis plusieurs générations. Pour éviter que les regards de l’extérieur ne viennent troubler les réflexions intérieures et que la pensée de l’intérieur ne s’égare à l’extérieur, un lourd rideau aux motifs vaguement botaniques dans les tons rouge-marron foncé, pend et sépare les deux mondes. À l’intérieur, un couloir nu, hormis des piles de journaux soigneusement ficelés entassés sur le sol. À droite, son bureau, qui communique avec le bureau de derrière, celui de Hari, son secrétaire. Travail au rez-de-chaussée, et ensuite un étage chacun pour le reste de la vie, quand il en reste entre les tranches d’écriture, de la vie. De l’extérieur, ce qui est impressionnant, c’est la pile, ou plutôt le mur de livres. De l’intérieur, ce mûr-là est caché par le rideau, mais il reste deux autres murs couverts d’étagères, tout aussi remplies de livres. Pour ce qui est de la vitrine, la gestion est assurée par Hari. Marguerite, ou plutôt Ma’ comme il l’appelle affectueusement lui donne un titre, et lui patiemment, démonte la pile jusqu’au livre cherché, pour la reconstruire juste après. Avec Hari, le contact est passé tout de suite plus facilement. Avec Marguerite, j’étais impressionnée, intimidée, j’avais tellement peur de passer à côté de ma chance de pouvoir lui parler et échanger avec elle, que je n’ai pas réussi à profiter pleinement de ces moments. Côté écriture, engagement, féminisme, littérature en général, aucun souci, j’ai pu poser toutes les questions que j’avais préparées, même d’autres qui me sont venues en cours d’entretien, elle m’a consacré quasiment une journée entière, me répondant longuement, avec profondeur, attention et beaucoup de finesse. Mais dans nos échanges, le sérieux n’a que très rarement baissé la garde. Tandis qu’avec Hari, nous avons plaisanté, ri, raconté des bêtises, quasiment dès les présentations. Si bien que pour essayer de trouver un budget pour faire un film sur Marguerite, c’est à lui que j’ai demandé de m’aider à concevoir une photo d’accroche. Nous avons longtemps cherché, réfléchi, fouillé dans la maison parmi les objets susceptibles de dire sans dire cette idée de portrait, comment amener cette pensée de télé, l’épurer pour n’en garder que le cadre ? Le dossier arraché d’une vielle chaise a fini par faire office de petite lucarne, tandis qu’il s’était installé plus loin pour lire mon premier article. Vraiment, elle me plait beaucoup cette image. Initialement je devais faire la même avec Marguerite assise à la place de Hari, mais elle déteste être prise en photo. Alors finalement, je crois que je vais garder celle-là. Pas si mal, non ?

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Faites parler les images #13

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Souvenirs

 

Eux, ils étaient venus à pied. Arrêtés par la mer dans leur très long voyage, ils avaient enlevé leurs chaussures et ils marchaient sur la plage. En silence. Le vent qui gonflait leurs habits avait une odeur d’algues et un goût de sel. Leurs pieds laissaient des empreintes à peine visibles dans le sable mouillé, elles seraient effacées par la prochaine vague, comme les traces de pattes laissées par les oiseaux depuis longtemps envolés.

Elle, elle était venue en avion voir sa sœur qui travaillait pour l’Unesco, et elle en profitait pour découvrir ce pays qu’elle ne connaissait pas. Elle voulait se reposer après une longue enquête et la bataille encore plus longue qu’elle avait dû mener pour faire publier son histoire. Le soir allait commencer à tomber, elle avait enlevé ses chaussures et elle marchait sur la plage. En silence. Le vent qui gonflait ses habits avait une odeur d’algues et un goût de sel. Ses pieds laissaient des empreintes à peine visibles dans le sable mouillé, elles seraient effacées par la prochaine vague, comme les traces de pattes laissées par les oiseaux depuis longtemps envolés.

Elle et eux avaient parlé longtemps sur cette plage autour du feu qui les avait réunis. Chacun dans son anglais ils s’étaient racontés. La vie qui n’en était plus une, le départ, les marches, les trajets en voiture, en camion, en bus, même à vélo. Les petits boulots pour se refaire et continuer, les maladies, les vols, les viols, les arrestations, le racket, la faim, la soif, la solitude, la solidarité parfois, les trahisons souvent. Et la mer qu’il faudrait traverser pour continuer, pour arriver enfin là où ce serait enfin la vraie vie.

Elle leur avait demandé et ils avaient acquiescé. Alors elle avait noté. Elle avait tout noté, les noms, les lieux, les dates, les anecdotes, les regrets, les aveux, les envies, les rêves. Tout.

De retour chez elle dans son pays sans mer, sans plage et sans chaleur, elle avait écrit leurs histoires. Elle avait effacé, recommencé, réécrit, essayé de recontacter les uns et les autres, intégré les nouvelles reçues ou téléphonées ou griffonnées et postées. Puis elle avait cherché à faire publier son histoire. Mais personne n’en voulait plus de ce genre d’histoire, ils en avaient déjà publié une sur le sujet dans le numéro précédent, en avaient déjà refusé deux autres, n’étaient pas intéressés, ne pensaient pas que ça pourrait avoir sa place dans les colonnes, ne voyaient pas ça en accord avec leur ligne éditoriale, pensaient qu’elle devrait revenir plus tard parce que là, oui c’était bien écrit, mais non, ils ne le publieraient pas.

Et elle l’avait appris par la mère de l’un d’eux. Leur bateau avait coulé dans la tempête censée les dissimuler aux regards des gardes-côtes. Ils ne savaient pas nager, personne ne leur était venu en aide, ils s’étaient noyés. Tous les six. Comme tous les autres passagers du bateau.

Alors elle avait planté des arbres. Six. Un arbre pour chacun d’eux, en haut de la colline dans son pays de froid, son pays qui fait tant rêver ceux qui cherchent la vraie vie.

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Faites parler les images #12

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Les mots

Avant de se poser, l’avion survole le terrain de foot. Oasis de jeu et de jeunesse, sans dattes et sans palmiers. Quand je suis parti, il n’y avait rien entre les pierres de ce pays et moi, pas même une semelle de chaussure. Et aujourd’hui, entre ce pays et moi, il y a un costume trop cher, un siège en cuir, un avion privé, beaucoup d’air. Et une histoire. Le terrain est toujours là, plus vert qu’avant, d’un vert agressivement synthétique, mais toujours là. Piquet, mât, borne, point de référence où je pourrai attacher mes amarres quand le jet se posera. 
Autour du terrain, les buissons secs aux feuilles revêches, les montagnes épluchées par le vent et le sable. Pas de panneaux, pas de publicités, juste des rêves pour retenir les ballons volages. Comme avant. 
Avant, les panneaux, c’était ma mère qui les peignait. Dans ses robes colorées, elle peignait de tout, pour tout le monde. Sauf pour le foot, qui ne pouvait pas se payer de panneaux. Appliquée, méticuleuse, acharnée. Assise sur une caisse retournée avec ses bouteilles en plastique remplies de couleurs, les bouchons pour palette. Enseignes de magasins, publicités, paysages pour touristes, même des panneaux de circulation. L’odeur vous prenait et vous attachait les mains dans le dos. Une odeur qui enchaine, poisseuse comme les fonds de pots au matin, des solvants qui emplissent les poumons jusqu’à ne plus laisser aucune place à l’air. Ma mère le savait, elle qui nous envoyait jouer au ballon, mes frères et moi, quand elle sortait ses pinceaux.
Maintenant je suis une star du foot, j’ai de l’argent. Beaucoup d’argent. Mais je n’ai plus de mère. Elle est là, sous cette terre, avec une simple pierre pour lui faire un peu d’ombre, une pierre vide, nette, sans peinture, sans nom, sans rien. 
Je n’inscrirai rien sur la pierre de ma mère, tout ce que j’ai à lui dire, ça restera entre elle et moi. Ce que j’ai à dire aujourd’hui est écrit dans les livres. Moi qui ai toujours manqué l’école pour jouer au ballon, maintenant je me construis avec les livres, j’amasse les mots, je les apprivoise, je les caresse sans qu’ils me mordent, je sais les placer où il faut et quand il faut pour que mon monde vide se remplisse enfin d’une vie épaisse et dense. Aux gamins du village, je n’amène pas que des ballons et des chaussures à crampons, je leur amène des livres. Pour qu’ils aient les mots pour dire le monde, pour le comprendre et pour y faire leur place d’homme. Une place d’homme, pas une place de marionnette joueur de ballon. Je veux leur offrir la nuance, la subtilité, la réflexion, la connaissance, l’explication, le débat. Pour qu’ils puissent comprendre et dire avant qu’il ne soit trop tard, tout ce qu’ils portent en eux. Pour qu’ils puissent saisir avant de songer à partir, à quitter leur pays et leur mère, l’abime que les hommes ouvrent avec des mots entre expatrié et migrant.

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Faites parler les images #11

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Il était une fois…

Les hirondelles de fenêtre sont des oiseaux migrateurs. L’hiver en Afrique et l’été en Europe, toujours dans le même nid, quand leur nid n’a pas été détruit. Mais surtout, loin de la rationalité scientifique des naturalistes, les hirondelles ont une mission secrète. Discrètement transmise du bout des plumes, de mère en fille, elles s’en acquittent avec le plus grand soin et dans une immense discrétion. Une responsabilité de la plus haute importance pour nous, les humains puisqu’il s’agit de nous faire rêver. Elles observent, elles imaginent et rapportent des histoires de leurs lointains voyages. Elles les fignolent, les affinent et les polissent durant les longues heures de vol entre les deux continents. Le jour de l’histoire, elles s’installent sur l’étagère métallique posée là par les hommes. La plus âgée se pose en haut, puis les autres se répartissent sur les gradins du dessous. Puis elles échangent, discutent, détaillent, argumentent, choisissent et mettent en forme l’histoire que la doyenne ira déposer dans le nid d’inspiration de l’écrivain élu. Récompense suprême à qui aura su le mieux protéger les fragiles demeures de ces grandes voyageuses.

Ce jour-là, une jeune hirondelle s’enflamme, elle sautille, s’impatiente, brûle de raconter, de partager. Elle a gardé en tête une image vue de haut qui l’a marquée et dont elle est persuadée, profondément convaincue du potentiel. Une belle pomme bien rouge, bien ronde, brillante, de celles qui vous font monter l’eau à la bouche… Précieusement tenue comme un espoir par les mains usées, ridées et crevassées par les travaux des champs d’une paysanne en habits fatigués, mais à la posture fière et qui, plus jeune, a sûrement été d’une grande beauté… 

– Ouiiiiii, pourquoi pas… Mais une image, si belle soit-elle, ne fait pas une histoire, tu sais. As-tu pensé à l’intrigue ? Rebondissements, décor, personnage principal, personnages secondaires, chute, ressorts narratifs, … ? Par exemple, le personnage principal ne pourra pas être cette vielle femme que tu décris, à son âge, elle n’a plus aucune chance de se marier et d’avoir beaucoup d’enfants….

– Je sais, j’y ai un peu réfléchi, mais j’aurais encore besoin d’aide pour mettre tout ça en forme, je l’avoue. J’ai pensé à une histoire de famille, de la jalousie, des épreuves, un peu de magie : pourquoi pas un miroir quand il s’agit de beauté et des personnages étonnants, des nains, qui compenseraient leur petite taille par un grand cœur… Évidemment à la fin viendraient le prince charmant, le mariage et les enfants, comme il se doit… Même si je n’ai pas encore réussi à mettre tout ça en forme, je suis sûre qu’on tient là une jolie histoire, digne de notre réputation de conteuses ! Et pour l’héroïne principale j’ai déjà pensé à un nom : Blanche-Neige. J’aime bien la sonorité, mais je ne sais pas trop, vous pensez que ça pourrait marcher ? 

Et pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-11/

Faites parler les images #10

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Dixième atelier, dix images !

Dix images, dix textes : un dixtique !

– Cadre :
Tu aurais dû faire attention au cadre. Aux attaches. Elles sont dans le cadre, comme on dit en photo. Dommage, c’était plutôt bien fait, aligné sur la tapisserie, la lumière vient de gauche, l’œil commence par la forêt, les cavaliers sur leurs rennes, puis le regard se laisse guider par les traces sur la neige, il arrive aux tentes, au filet de fumée qui ramène sur la gauche, à la case départ du voyage de l’œil dans le tableau. Te laissant de côté, toi le personnage en orange qu’on ne remarque presque pas tellement tu es au bord du cadre…

– Petite fille endormie :
Longtemps je me suis couchée de bonne heure, à la recherche du temps perdu des sommeils de l’enfance, du temps perdu des rêves de l’enfance. Quand tout est encore faisable, quand l’impossible n’est jamais un frein, quand le fantastique est la règle. Quand un baiser de maman anéanti pour la nuit entière les angoisses, les peurs et les dragons, quand les plus grandes frayeurs sont celles qui se cachent sous le lit, quand dans un seul rêve et en une seule nuit on est éboueuse, marin, architecte, aventurière ou poëte. Quand le monde des grands nous est encore ouvert. Grand…

– Chaussures dans la poussière :
Seules les chaussures neuves sont vides. Les tiennes sont encore toutes remplies de toi. Elles gardent encore un peu de ce rouge de tes joues, quand tu me souriais. Dans tes chaussures il reste la trace de ton talon, quand tu regardais partir le bateau pour Ouessant. Un peu de vide au milieu, pour la voûte de ton pied, qui abritait toutes nos étoiles. Et ce pli sur l’avant, quand tu marchais vers moi, vers ce porche rue de Siam, quand tu te grandissais pour te serrer contre moi, ruisselante, ravie, épanouie. Souviens-toi, Barbara. Il pleuvait sur Brest ce jour-là…

– Chapelle bord de mer
Elle allait à la plage comme d’autres vont au cimetière. Solennellement vêtue de noir, elle se rendait tous les ans à la chapelle avec son escabeau. Elle gravissait cinq marches pour atteindre la maquette de la Marie-Annick, époussetait le petit bateau, enlevait les toiles d’araignées et déposait quelques brins de laine bleue, celle du dernier bonnet tricoté à son Fanch. Il venait d’avoir vingt ans.
Maintenant qu’elle n’est plus là, c’est lui, François, son fils né orphelin qui va veiller sur l’ex-voto suspendu dans la petite chapelle de granit posée là, au ras des flots, dans la Baie des Trépassés. 

– Rêve de paysage
C’est un moment très court, bref, et éphémère, ce moment où on ouvre les yeux. Battement de cil, la lumière est là mais l’œil, lui n’est pas encore complètement réveillé. On est en transition, entre le sommeil et l’éveil. Les sensations arrivent, mais on a du mal à les classer entre fiction et réalité. Les images se mélangent, se superposent, se trompent de tiroir. Ciel ? Mer ? Nuages ? Désert ? Où est le haut ? Où est le bas ? Où suis-je ? Qui suis-je ? Qu’est ce qui est important ? Et que vais-je faire de cette journée ?

– Lessive sur cintres
Les anciens racontent qu’avant, les gens ne portaient pas tous le même vêtement. Il y avait des formes différentes, des couleurs différentes, et même des matières différentes. Ça dépendait de l’endroit où on vivait, parce que les gens sortaient, il n’y avait pas encore le climat universel. Et tous ces habits portaient des noms différents, sari, jupe, djellaba, pantalon, chemisier, cape, kilt, parka, débardeur, tunique, … Certains étaient déjà faits en matières synthétisées, mais d’autres étaient tissés de fibres naturelles, de plantes ou d’animaux disparus comme le coton, le lin ou la laine des moutons. Ça devait être magnifique, cette diversité !

– Bollywood miroir
Pulvérisateur, brosse, crème pour le visage, sèche-cheveux pour la mise en pli, fil et aiguille pour un point de couture sur le sari. J’emmènerai tout. En sortant, je donnerai un dernier coup d’œil aux posters, pour conjurer le sort. Ensuite je rentrerai en scène, comme tous les soirs. Danseuse traditionnelle, je suis la dernière d’une longue chaine. Quand je danse, toutes mes devancières sont avec moi, elles dansent avec moi m’aident à contrôler mon cou et mes poignets, mon regard… Quand ma fille dansera, je danserai avec elle. Demain, elle sera ici à ma place, aujourd’hui, c’est mon dernier soir.

– Assis dos à la grille
J’avais apporté des lilas. Pour ma Madeleine à moi. Bien sûr, elle ne s’appelle pas Madeleine, ma Bithi, mais ce soir plus que les autres soirs, ces mots sont intimement plaqués à mon histoire. Jacques Brel n’est pas très connu ici, mais j’ai entendu cette chanson dans un film Bollywood. Les deux amoureux héroïques visitaient Paris, tour Eiffel en carton doré, fleuve Ulhas pour la Seine, mais la chanson était vraie. Trop vraie. Ce soir, Bithi est restée avec sa famille et ses frères, qui valent bien les Joël, Gaston et Gaspard de Madeleine.  Ce soir, j’ai jeté mes lilas…

– Ombre sur mûr vert :
Demain dès l’aube, je partirai, je suivrai mon ombre dans le soleil couchant. Je passerai le portail en fer forgé, sans le refermer. Je prendrai le savoir et je reviendrai. Il faut multiplier le savoir, pas le partager. Si tu as le savoir et que tu me le donnes, nous sommes deux à l’avoir. Et personne n’a rien perdu, nous avons tous les deux gagné. 
Je veux ma part de votre savoir. Et je l’aurai. Pour à mon tour, le distribuer. Alors le portail en fer des maisons de chez moi sera comme un soleil levant qui dispense ses rayons.

– Montgolfière :
Tu sais maman, je l’ai vu, moi, le voleur. Le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et même le violet, il les a toutes mises dans un grand sac géant. Ensuite, il s’est envolé dans le ciel, mais le sac était mal fermé. Pourtant, il devait le savoir, lui, qu’il risquait de les perdre, parce qu’il y avait un grand panier en dessous du sac, pour les rattraper si elles tombent. Dis- maman, tu crois que le monsieur a volé les couleurs pour repeindre le ciel en orange et en rose quand le soleil va se coucher ? 

Et pour lire les textes des autres participants à cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-10-surprise/

Faites parler les images #9

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Le lac du cygne

Ils se regardent. Chacun à un bout du ponton. Entourés par la foule compacte des gouttes de pluie, ils sont seuls à se faire face, immobiles. L’un est en bleu, capuche sur la tête et mains dans les poches, l’autre est en blanc encore tout propre en ce début de saison, il a été pomponné, briqué, apprêté. Entre eux, les nuages et les eaux du lac s’essayent à une palette de tons dégradés dominés par le gris. Ce cygne, c’est son bateau pour les quatre mois à venir, il sera aux commandes, seul maître à bord. Capitaine de cygne à couronne dorée. Sur un lac.

Petit, aux commandes de son atlas dans la tempête furieuse de ses draps, il se récitait des formules magiques, des mots à vous faire voyager des années entières, le nez dans le bleu, loin du tableau noir. Valparaiso, Zanzibar, Amsterdam, Djibouti, les grands bancs de Terre-Neuve, l’île de la tortue, la statue de la liberté à l’entrée de New-York, le pont de Recouvrance avant de rentrer à la maison après Vladivostok. Pour y arriver il a bien fallu s’y mettre, regarder de plus près les petites lignes si droites qui enferment les cartes, y mettre des nombres, les remplir de formules compliquées, troquer les bottes en caoutchouc pour l’uniforme bleu marine. Ça n’a pas été simple, mais il y est arrivé. Pas dans les premiers, mais pas non plus le dernier.

Et puis la vie s’en est mêlée. Léa est arrivée, elle a tout simplifié, tout enluminé. Puis elle a tout emmêlé, tout compliqué, et elle est repartie, laissant juste un grand vide. Au mauvais moment, au moment des affectations. Classement moyen, les passerelles à moquettes et les cuivres bien astiqués, ce serait de toutes façons pour les autres. Il s’est trainé ce jour-là devant le grand bureau couvert de papiers eux-mêmes couverts de listes, de tableaux et de noms, pour s’entendre hausser les épaules dans un grand soupir. « N’importe quoi pourvu que ça flotte ».

Et voilà. Ce cygne qui flotte, c’est n’importe quoi. Mais il flotte. Et il en est le capitaine. Capitaine de carton-pâte ? Mascarade ?

Depuis sa nomination, le temps a érodé ses humeurs et ses avis. En transit au bercail, sur le vieux banc de bois tout en comptant les vagues arrivant sur la plage, il a contemplé, réfléchi, écouté. Assise à côté de lui à la veille du départ, Mémé a giflé ses colères de son sourire si sage.

Tout doucement le quitte, ce goût de plumer la bête pour équiper ses flèches… C’est peut-être le signe qu’il se fait au cygne et qu’au lieu de le maudire, de le blâmer et de le condamner, il va finalement, en pensant à Mémé, essayer d’en tirer le plus de douceur possible.

Et pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parles-les-images-9/