"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Soleil, températures positives.
Carte postale.
Ciel bleu. Trop bleu. Pas de nuages, pas de vent en altitude qui soufflerait la neige des sommets pour lui donner des ailes. Neige blanche, éblouissante. Montagnes sans surprises, lisses et uniformes. Prévisibles. Trop loin de nous, du chaos du dedans, des doutes et des recherches, des difficultés et des échecs. Des éclaircies, des éblouissements parfois, ceux qui brillent de leur contraste. Ciel bleu. Tromperie, carton pâte et toc. Ennui au mieux. Trop loin de nos vies en envies et erreurs, en peurs, en questions et en doutes, toujours en doutes.
Travail en cours. Chantier de construction, de rénovation avec pelle, brouette, visseuse et fil à plomb, mais surtout l'envie de construire une histoire solide dans laquelle on se sente bien et de vous embarquer pour suivre l'avancée des travaux. En évolution, en ébullition.
L’histoire de Blaise est une histoire de pointillés qui se reconnaissent, se rapprochent et finissent par se réunir pour former une ligne. Une ligne avec des hauts et des bas, une ligne de crête, que j’ai suivie elle aussi en pointillés depuis de nombreuses années. Une petite nouvelle qui en rencontre une autre, plusieurs textes avec le même personnage, qui fini par avoir un nom, Blaise, timidement emprunté au géant Blaise Cendrars. Texte après texte, Blaise s’impose, s’épaissit, devient principal par ajouts successifs de matière jusqu’à ce que je puisse lui construire sa propre histoire. Jusqu’à penser qu’un jour, aussi bien Blaise que le paysage qu’il dessine, pourront trouver leur place entre les pages d’un livre qui se construit doucement. Titre actuel du chantier : Quinze.
Blaise m’accompagne depuis longtemps. Très longtemps. Lorsqu’il est né, la photo argentique n’était pas encore rangée dans le même tiroir que les dinosaures. Lorsqu’il est né, il n’avait pas de nom, il n’était pas destiné à m’accompagner et sûrement pas aussi longtemps. Son premier rôle était celui de visiteur dans une expo photo. Il servait la chute d’une nouvelle : l’exposition. Depuis le texte a été repris, changé, revu et corrigé de nombreuses fois.
La dernière version de ce texte est celle-ci :
L’EXPOSITION
Hier, j’ai passé ma journée à regarder des gens regarder mes photos. Dans les moments de creux, je rêvassais, mes pensées sautillaient d’une idée à l’autre comme on traverse un ruisseau de pierre en pierre. Observer les gens, guetter leurs réactions, repenser aux images, aux moments des prises de vues, où, comment, avec qui. Certains souvenirs me faisaient sourire, des sensations qui ne se lisent pas dans les infos techniques des fichiers images. Froid, chaud, mouillé, faim, odeurs, bruits, paroles, morceaux de phrases, musiques. Les repas aussi, les copains, les galères, les histoires de matos, les anecdotes et surtout, les émotions qui font continuer, celles qui mettent de la buée sur l’œilleton. La beauté.
Et puis un raclement de gorge ou un trop long moment de calme me ramenaient ici, sur ma chaise en plastique au milieu des images sagement immobiles, silencieuses et inodores sur leurs grilles vêtues de noir. En deuil de la vie qu’elles avaient figée.
Entre la lumière du dehors et le sombre de la salle, le sas de la grande salle de la communauté urbaine faisait office d’objectif. Mais peu de volontaires pour profiter de cette astucieuse allégorie. Pour ce début d’automne qui étirait l’été, le temps était au sud, et les visiteurs potentiels avaient préféré aller voir la mer plutôt que de vagues photographes et des marées d’images. Même les exposants auraient préféré être dehors. La plage faisait tentation, parce qu’il faudrait ensuite attendre longtemps pour poser des yeux affriolés sur une surface de peau plus étendue que celle d’un nez gelé et de pommettes rougies par le froid. Pourtant on l’avait voulue cette expo !
Pour la fête de la mer, chacun a rassemblé ses meilleurs fichiers du port et de la ville. Ensuite, on a passé des heures engourdies, le rouge aux yeux et la souris crispée sur les curseurs pour avoir les meilleurs rendus tout en restant loyaux envers nos sujets. Ensuite l’émotion du papier, quand l’image reviens dans le même monde que nos corps par le bout de nos doigts. Passe-partout et cadre, chemise blanche et robe de soirée. Une dizaine de mes photos sont accrochées aux grilles, attendant les yeux qui vont les effleurer, les détailler, les admirer, les aimer ou marcher à côté avec indifférence. J’ai donc passé ma journée à regarder des gens regarder des images, les miennes en particulier, parce que ce sont celles qui me parlent à l’oreille.
Au début, j’avais sorti un bouquin, sans parvenir à me concentrer. Je lisais un paragraphe, mais n’aurais pas été capable d’en donner seulement l’idée générale. Et puis quelqu’un est venu me tirer de mes rêvasseries pour me demander timidement si je connaissais celui ou celle qui avait pris la photo là-bas, celle du chalutier qui rentre au port. Une de mes images. C’était une journée de grisaille, il avait plu toute la matinée et en début d’après-midi, enfin l’espoir d’une éclaircie. J’ai un petit faible pour les éclaircies, pour la densité de leurs lumières. Elles donnent une ambiance à l’image, une épaisseur, une texture, elles racontent une histoire. Et ce jour-là, justement, ciel bien sombre et coup de soleil dans un puit de nuages, le bateau qui rentre au port, l’équipage qui manœuvre, complétement rincé par un temps de chien et la nuit en mer : je tenais la belle photo, celle qui raconte.
Dès qu’il m’a abordée, j’ai été intriguée. Il devait avoir une trentaine d’années, les épaules larges, les cheveux courts de celui qui ne veut pas perdre le temps du peigne. Jeans, veste fourrée de marin et grosses bottes. Le visage hâlé et un peu ridé par la vie au froid, au vent et à l’eau, une main dans la poche et l’autre, large, calleuse et ponctuée de cicatrices plus claires. Pas vraiment le genre à trainer dans les expos. Il ne savait pas très bien quoi faire pour ne pas avoir cet air gauche de gros crabe égaré dans un ballet de crevettes. Il n’osait pas continuer, poser une autre question. Tomber tout de suite sur la bonne personne, ça l’embarrassait, il n’avait pas prévu que les choses se passeraient comme ça.
J’ai d’abord pensé qu’il était docker à cause de la carrure. Et puis non, ça ne collait pas. La démarche coulée, souple et attentive, le regard toujours aux aguets, le blouson qu’on trouve à la coopérative maritime au rayon pro, j’avais affaire à un marin. Restait juste à savoir s’il était à la pêche ou au commerce, pas d’odeur pour me renseigner, il sentait juste le propre. On s’était déplacés devant la photo tout en accumulant les banalités. Après les considérations d’usage sur la météo, et la grève en cours chez les dockers, il y eut un petit silence et il reprit :
À la pêche, on nous aime pas trop non plus. On dit qu’on détruit les fonds avec les chaluts, qu’on assassine les dauphins et les oiseaux pêcheurs qui se prennent dans nos filets. Qu’on ne sent pas bon. Alors que la plupart des gens qui disent ça sont quand même bien contents d’ouvrir une boîte de sardines ou de manger une bonne petite sole. Ce métier, je l’ai choisi, je n’en ai pas hérité. Je sais ce que vous pensez, il faut être fou pour décider de faire ce boulot-là, pour décider d’avoir toujours froid, d’être trempé en permanence, loin de chez soi et des gens qu’on aime. Quand on revient à terre, on est crevés, on se sait plus rien de l’actualité, des choses dont tout le monde parle, on passe pour des sauvages, parfois même pour des idiots. Quand on rentre, on est content de rentrer, on a plein de projets, plein d’idées de choses à faire, de gens à voir. Mais très vite, il faut qu’on reparte, c’est plus fort que nous. On peut pas l’expliquer.
Après un long silence, il m’a regardée droit dans les yeux. Sa timidité s’était effacée.
Elle est très belle votre photo. Je ne sais pas si je peux vous demander ça, j’aimerais vous l’acheter, mais ça dépend quand même un peu du prix… Vous voyez, c’était mon bateau. Je suis resté trois ans à bord, alors, ce serait un souvenir. En plus, là, on rentre au port. C’était l’hiver dernier. Depuis la « Fleur des ondes » a été repeinte en vert, sans la bande blanche au-dessus de la flottaison. Et puis, derrière, le phare du bout de la jetée, on voit la plage, les oiseaux qui viennent quémander dans le sillage. Je suis de dos, là, sur le pont, avec le bonnet bleu. Et on voit bien les copains, Dédé en ciré sale, avec le mégot, qui prépare les aussières pour l’amarrage et le patron, Fred, qui passe la tête par le hublot pour l’engueuler. Dédé, il était tellement lent que ça énervait toujours tout le monde. Alors, lui, il en rajoutait, juste pour les taquiner. Parfois, ça dégénérait, d’ailleurs. Enfin, voilà, ce serait vraiment bien pour moi d’avoir un beau souvenir du bateau.
On a encore discuté un peu, convenu d’un rendez-vous pour qu’il vienne récupérer le tirage que je lui faisais au prix du cadre, émue par son histoire et heureuse, presque flattée qu’elle lui plaise tant. Au moment de se séparer, en plus d’un sourire immense, il m’a tendu la main gauche avec un petit mouvement d’épaule et un coup d’œil pudique pour l’extrémité de son bras droit, restée dans la poche de la veste.
Désolé, je vous tends la gauche, je sais bien que ça ne se fait pas, mais ma main droite est restée sur ce bateau, dans cette poulie-là, à bâbord derrière le treuil. La pêche, la mer et les bateaux, pour moi, c’est fini, alors votre photo, … ça me touche beaucoup, ça me fera un souvenir. Merci.
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Beau temps, températures positives, passages nuageux, couvert avec des éclaircies dans l’après-midi
Toujours vu du même endroit, mais jamais la même vue. Lumière différente, ambiance différente saison différente couleurs différentes. L’éclairage met l’accent sur une courbe, un arbre, un bosquet, une cime, une combe. Points de vue différents, narrateurs différents, comme l’écriture regarde le monde depuis qu’il est monde pour en faire à chaque fois un autre monde.
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Chutes de neige le matin et pluie l’après-midi. Températures autour de zéro.
La neige avait fondu presque partout, elle retombe, corrige, recouvre, puis fond à nouveau, se fait plus molle ou plus poudreuse, elle change de style, d’apparence tout en gardant sa nature et sa couleur. Elle hésite, revient sur un sol sombre, construit de nouveau un habillage plus blanc, plus lumineux, plus beau. Elle efface, consolide, affirme, rature, raccorde puis sépare à nouveau les zones d’ombres de celles qui reçoivent la lumière, elle soigne les contrastes. Elle doute. Elle essaye un mode puis l’autre avant de revenir au premier. Elle finira par se satisfaire un temps du résultat obtenu, pour plus tard l’effacer et tout recommencer. Elle écrit.
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Beau temps nuit claire et froide. Belle journée ensoleillée
Froid au matin, la respiration du jour qui se lève gèle en se déposant sur le sol. Maintenant le soleil réchauffe. Illumine. Fait fondre givre et neige. Le blanc recule. Peut-être bientôt le retour du vert ? En humains impatients on veut toujours l’après. Le vert après le blanc, le jaune après le vert, le brun après le jaune. Et le retour du blanc. Bientôt le vert donc, les feuilles, les feuilles pour les mots du noir sur blanc, au-delà des mots pâles et frileux de l’hiver, ceux qui fondent au printemps et filent dans les torrents
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Temps pluvieux en fin de nuit puis couvert et beau dans l’après-midi. Températures positives.
Fine couche de blanc cette nuit. Des flocons posés là sans trop savoir pourquoi, qui hésitent entre solide et liquide, qui ne tiennent pas sur les branches mais nappent quand même les grandes surfaces des toits et des champs. Du blanc qui dit l’éphémère, le coup de peinture pour l’occasion. De la déco. Du spectacle. Du futile. De l’inutile. Pour la beauté du coup d’œil, pour la fleur qui sera fanée demain. Instants qui filent, grignotés par le gris. Cailloux au milieu du ruisseau pour, de temps en temps, garder un pied au sec lors de la traversée. Une éclaircie. La nourriture de l’écriture
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Quelques passages nuageux, temps chaud : presque au-dessus de zéro la nuit.
La glace fond. Elle l’habille d’une fine fourrure liquide qui le fait briller au soleil, le rend lumineux, éclatant. Il est toujours là, ce gros phoque de glace couché au bord du ruisseau, les gouttelettes intrépides qui sautent du rocher ont modelé son corps, ont sculpté sa nageoire, c’est maintenant le soleil qui lui donne son éclat. Tout en le détruisant. Icare de glace, il mourra d’être beau, d’avoir connu la lumière qui l’aura révélé, fleur éclose un matin pour séduire tout le jour et s’éteindre le lendemain. La lumière qui fait vivre, la lumière qui détruit, un paradoxe de plus parmi ceux qui nous fissurent, qui construisent les pointillés de nos déchirures
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Neige cette nuit, les températures remontent en journée, se font positives, couvert le matin et belles éclaircies l’après-midi.
Quelques flocons ce matin, une petite couche de blanc pour ranimer le vif terni de la neige sur laquelle s’est déposé le temps. La chaleur du jour fait fondre les flocons, ils perdent leurs étoiles, ils se transforment en eau. Plus froid ils se seraient unis auraient formé de la glace. Indéfinie, faite de définis. Parfois les éléments définis font un tout défini, comme les arbres font une forêt. Mais pas pour l’eau, qu’elle soit solide ou liquide, la société de l’eau est une société sans individus à nouveau repérables, on ne sépare pas la neige pour retrouver les flocons. Alors que le processus est réversible pour une langue formée de phrases, une phrase formée de mots, pour garder les avantages du groupe comme les unicités de l’individu. J’aime cette capacités des mots à vivre seuls autant qu’à exister en groupe, tout en faisant pleinement sens dans un cas comme dans l’autre. Comme les arbres
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Nuageux, température autour de zéro.
Nuages du matin, on est sûrs de rien. On est sur la crête, sur le fil de l’incertitude quant au reste de la journée : brume ou bleu ? Beau temps ou grisaille bien fraîche ? Pluie même peut-être. Ou neige en fonction de la température. Vent ? Un matin nuageux est un carrefour, un rond point, un couloir garni de portes encore fermées. Ensuite il fera beau ou gris ou pluvieux, la météo sera comme un film dont on ne saurait rien, une salle de cinéma où on enterait au hasard avec l’envie de se laisser surprendre qui chatouille, qui nous aide à rester flexible, à entretenir nos capacités d’adaptation, celles qui nous font humains et que l’on délaisse tant
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Beau temps, froid, au creux des vallées, possibles mers de nuages
Dans cette mer là on ne nage pas. On peut juste y voler quand on a plumes et ailes mais elle n’abritera jamais ni poisson ni baleines et ne bercera pas les coques des bateaux. Elle va vient disparaît. Elle n’en fait qu’à sa tête. Faussement vêtue de doux elle enveloppe de froid et recouvre de givre ceux qui sont sous sa coupe. Mais pourtant vue d’en haut elle a tout de la mer, le mystère du caché et le mouvement des vagues. Et parfois même une île quand un bout de cailloux vient troubler sa surface qui s’agite sous le vent. Au fond de cette mer-la il n’y a pas de coraux. Quelques épaves bien sûr mais comme partout ailleurs. Vue d’en haut elle est voile qui cacherait la mariée, vue d’en bas elle est brume féerique qui vous entoure de contes. Fascination toujours pour la où on n’est pas