Tous les articles par Juliette Derimay

Shetland #00

Carnet du voyage aux Shetland de S et N

Prendre le transsibérien, voir la Patagonie, apprendre l’usage du monde et faire un petit tour au centre de la terre, on est un très grand nombre à l’avoir déjà fait sans pour autant quitter nos petites habitudes, nos fauteuils, nos pantoufles. Les livres et l’écriture ont ce pouvoir spécial de nous emmener là-bas, sans qu’on ait, pour y aller, à lever le petit doigt.

Le doux pouvoir des livres de déplacer le lecteur est classique, reconnu, accepté, attendu. Statistiquement acquis puisqu’un livre aura, quel que soit son succès, toujours plus de personnes qui le lisent que de personnes qui l’écrivent. Et pourtant, même si on en parle nettement moins, le phénomène du déplacement sans déplacement fonctionne aussi très bien pour qui tient le clavier, le crayon ou la plume, pas seulement pour qui lit. Alors, sans quitter le tous les jours, passeport presque perdu, anglais parlé à revoir, pas envie de bouger car envie de rester pour le bonheur d’ici, je vous emmène quand même et je pars avec vous. Direction, les Shetland, des îles, environ une centaine, tout au nord de l’Écosse 60° 18′ 14″ N, latitude de Bergen, à quelques minutes près et 1° 16′ 08″ W, longitude d’Oxford, à quelques kilomètres près, pour donner une idée. Un petit chapelet d’îles qui ferait trait d’union entre la celtique Écosse et la nordique Norvège des pays scandinaves.

Je n’y suis pas allée, donc écrire ce carnet ne pourra pas se faire avec mes notes à moi et mes souvenirs à moi, ni mes photos à moi. Mais ce sera simplement une autre façon de faire, de récolter matière à pouvoir raconter, dessiner pour vos yeux, paysages, animaux, rencontres, lieux insolites, ambiances et souvenirs. Vous dessiner un mouton, voire même plein de moutons.

Pour ce voyage-ci, en plus de toutes les sources disponibles à qui cherche, j’ai eu la chance d’avoir des guides rien que pour moi. S et N sont allés aux Shetland en 2024, du 25 avril au 7 mai, ils m’ont presque emmenée, je les ai suivis de près quoique restée au loin. Alors pour les Shetland, ce sera juste ici, sur le site des Enlivreurs au fur et mesure de l’écriture des étapes.

Début février 2025

Journal hebdomadaire de la nature autour, promenade, branche dessus, branche dessous, avec le grand dehors

Début février, l’hiver berce, endort, nous fait glisser doucement dans une torpeur tranquille, une sorte d’hibernation. Et on se laisse prendre, surprendre, par des signes qui nous disent de profiter de l’hiver, de la nudité des arbres, des sculptures blanches du givre, du noir et blanc tout cru des sapins sur la neige, des sommets sur le ciel, des nuages endormis dans le creux des vallées engoncées dans l’amer de leurs pulls de fumées, avant que le printemps ne nous affole de couleurs, de cris et puis d’odeurs. On a encore le temps de savourer le soleil levé plus tard que nous, sa course qui ne cherche pas à atteindre les hauteurs, indiscret bienvenu qui rentre par la fenêtre pour faire vivre les parquets, leur redonner un temps des teintes de jeunes branches.
Pourtant on voit déjà que le froid se replie, même s’il n’hésite pas à encore bien marquer sa présence par ici, on glisse doucement vers des journées plus chaudes. Le jour dure plus longtemps, surtout l’après-midi et tout le monde l’a noté. Tombées au gras du sol les graines doucement s’entrouvrent, nourries de feuilles mortes et de l’humidité qui fait les bruns plus sombres, les ferait presque noirs. Noirs, blancs, pour faire vivre les contrastes, les gelées blanches du matin et le givre sur les arbres, comme un manteau de fourrure, cocon ou chrysalide, et les cristaux de glaces, leçons de symétrie déposées dans les flaques. Alors une sorte d’urgence à profiter de ce qui va changer, disparaitre, se transformer. Les arbres pensent à leurs feuilles, à leurs fruits, à leurs fleurs, tirant sur leurs bourgeons. Déjà les noisetiers teintent de jaune leurs chatons, couleur des primevères qui elles aussi renaissent pour mettre un peu de couleurs en bordure des chemins. Bourgeons encore fermés, branches encore dénudées, sans les feuilles, sans les fleurs, pouvoir encore un peu voir à travers ce qui va devenir un rideau, un mur, un empêchement qui cachera les oiseaux pour leur bonheur à eux, notre malheur à nous. Pour l’instant, regarder les mésanges avides, pressées à la mangeoire, qui prennent juste une graine et filent, toujours inquiètes malgré leur effronterie, leur agressivité envers un plus petit, un plus influençable ou juste un plus peureux. Et les jours de brouillard, les regarder filer, s’enfoncer dans le blanc, coton dense et vorace qui va les avaler bien avant que nos yeux ne puissent plus les suivre.

Courant

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Adjectif, substantif, ou participe présent du verbe courir, les courants sont nombreux et sont tous en mouvement, un mouvement qui entraîne, qui traîne dans son sillage tout ce qui était là, accessible au courant. Un mot pour plusieurs sens, c’est une chose courante. Alors, suivre le flot ou remonter le courant ce sera affaire de choix ou de chance ou les deux. Souvent on est courant, cavalant, galopant, sautant de-ci, de-là, d’une opportunité à saisir au plus vite, à une si belle idée, les choses à ne pas rater et aussi l’air du temps, se laisser attirer par les lumières si belles, un doux son entraînant ou un parfum suave, les couleurs, la chaleur et les encouragements dont la sincérité peut être discutable, mais qu’on ne discute pas enveloppés, séduits, emmaillotés par d’autres qui voient plus loin que nous et surtout d’un autre œil. (Comment ? vous n’êtes pas au courant !) Souvent on est soi-même à l’origine du fil pour nous embobiner. On est dans le courant, dans les affaires courantes, celles de la vie courante et de nos comptes courants, ficelés par nous-mêmes à des choses, des affaires, à des obligations. Gulf Stream que nos vies avec parfois quand même des écueils, des obstacles, des effets sur les bords qui nous font bifurquer, prendre un contre-courant, direction différente, étonnante, terrifiante pour ceux qui sont restés bien au milieu du flot qui les entraîne, tranquilles, sans jeter un regard sur les bords, sur les rives. (Comment ? vous n’êtes pas au courant !). Et un jour on est là, à regarder filer cette eau qui reviendra, dans quelques heures à peine, pour une nouvelle marée. Elle aura emmené tout ce qui n’était pas solidement attaché, au fond ou bien au bord, enfin à la terre ferme. Écrire sans le courant et loin des grands courants, ne pas se laisser aller, ne pas se laisser noyer dans le courant du courant qui emmène gentiment, mais emmène fermement. Et puis parfois par chance, on agrippe une bouée, on s’amarre, on s’attache et on souffle un moment, parce que contre courant rime avec épuisant. Comment ? vous n’êtes pas au courant ?

Lettres

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

À peine au pied de la lettre, il faut déjà choisir entre calligraphie et puis correspondance, pour résumer un peu tout l’embarras des choix. Les gens qui ont des lettres, ou juste les attentifs, auront tout de suite vu l’ampleur de mes oublis, car des lettres il y en a autant que de cailloux qui accentuent la mer sur les plages à marées. Signes graphiques dont l’ensemble constitue un alphabet servant à transcrire une langue. Touches sur le clavier, gribouillis illisibles ou belles enluminées, elles sont la base de toutes nos communications qui se passent du son. Les mots qu’on dit tout bas ou bien qu’on dit tout haut, eux, étaient déjà là il y a longtemps déjà et bien avant la lettre, mais dessiner les mots à l’aide de caractères issus d’un alphabet, les a rendus, enfin, indifférents au temps autant qu’à la distance. On peut lire aujourd’hui des textes écrits de gens pour beaucoup décédés bien avant nos naissances ou qui résideraient au-delà des montagnes et au-delà des mers. Mais en dehors des textes destinés à tout le monde, les lettres servent aussi à écrire des lettres destinées à seulement une seule personne au monde. Maintenant lettres d’amour ou du trésor public nous arrivent par mails, boîte aux lettres virtuelles. Que ce soit sur papier ou bien sur un écran, le contenu du message restera identique, amour et puis toujours riment de ma même façon, mais ce sera ensuite une matérialité complètement différente, juste une histoire de vue, indifférence des doigts au support à tout faire lisse et impersonnel qui ne gardera pas les pliures et les taches comme des signes visibles de grandes aventures dignes des lettres de courses des pirates officiels. Peut-être plus lisibles nos écrans de maintenant que des calligraphies toujours très personnelles, mais oublier par contre les papiers parfumés et puis les jolis timbres qui faisaient voyager, les ratures, les renvois, et le penché des lignes qui en plus du message nous disait tant de choses sur la main et la tête qui traçaient pattes de mouches, amples courbes ou majuscules rageuses, qui nous disaient aussi qu’écrire et réécrire signent l’acte de naissance de tout texte réfléchi au-delà du message

Onde

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Ondes. On ne les voit pas toutes, mais pour certaines d’entre elles, le dessus de l’eau frissonne, se déhanche et s’agite pour fêter leur présence. Alors on les remarque, on les compte, les mesure, on les nomme vagues, vaguelettes, ressac, flot ou encore jusant, pour que les mots accèdent à leurs oscillations. Alternance de soulèvements et d’abaissements qui donnent l’illusion d’un déplacement. Sur la surface de l’eau, l’onde douce et facétieuse, peut aussi se faire violente, déferlante, houle immense, lame de fond, rouleaux, brisants, paquets de mer monstrueux jusqu’à vague scélérate, tsunami, raz de marée, alors l’onde est amère, nommée par le poète pour le tragique, le drame, l’onde est comme l’océan, avide de vies de marins et du malheur des proches, du désespoir des gens qui gardent une vraie place dans leurs pensées à eux pour la vie d’autres gens, un bout de compréhension voire un peu de leur peine. Entre berceuse et désastre, l’onde pourrait être humaine, alterner hauts et bas sans se mouvoir pour autant, heureusement dans l’humain elle a aussi accès, les journées de grand calme, aux côtés désirables qui fascinent l’artiste. Il courbera son trait de volutes en replis, arabesques et méandres pour le plaisir des yeux qui ensuite dans nos têtes, sautant de creux en crêtes, construiront le mouvement sans jamais l’avoir vu. Ondes sismiques, acoustiques, entretenues, raccourcies ou radios, stationnaires, mécaniques, porteuses ou amorties, courtes ou encore moyennes, on pourra les charger de vitesse, amplitude, fréquence, ou bien, période, mais pas besoin de tout ça quand deux personnes naviguent sur la même longueur d’onde. Parfois le deux s’étend à de nombreux binômes si on parle d’un texte et de qui le lira. Alors pour qui écrit, le difficile sera dans les hauts et les bas, leur nombre, leur qualité, amplitude, longueur d’onde dont le texte sera nourri pour que, qui lira puisse, et par monts et par vaux, contre vents et marées, suivre l’histoire d’autres vies sans bouger pour autant, juste en tournant les pages, rester sur l’onde ronde, celle qui fonde le monde

À voix haute

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

La voix. Son produit par la bouche et résultant de la vibration de la glotte sous la pression de l’air expiré. Des mots posés à plat sur le plan de la page, passer par la voix haute, occuper tout l’espace en le faisant vibrer, donner au texte lu une autre dimension, lui faire prendre les airs, décoller, s’envoler, et de bouche à oreille, toucher, peut-être changer la vie d’autres vivants. Avancer mot à mot comme on lit pas à pas, au rythme des syllabes comme le son du tambour dans les cérémonies et se laisser bercer, dorloter par les mots comme on écouterait le doux murmure des vagues, l’oreille au coquillage et le regard au loin. Alors, donner de la voix aux mots qui n’en ont pas, être la voix des livres pour qu’un unique lecteur puisse proposer les phrases à toutes les oreilles, là, à portée de voix. Alors en plus du texte on aura la musique, le rythme et le mouvement déposés sur la page par l’autrice ou l’auteur attentive, attentif à faire vivre les mots bien au-delà d’eux-mêmes. Échos, rimes, assonances, voire allitérations, tous les moyens sont bons pour prendre le lecteur dans les filets du verbe, l’ensorceler, l’amener à cheminer sans faute d’un paragraphe à l’autre d’un chapitre à un autre, jusqu’à ce que fin se lise ou seulement se devine dans une voix qui tombe, un silence encore plein du piano de la phrase. En lisant à voix haute, on fait vivre le texte au-delà du texte lui-même, lire et un peu jouer des ressorts de la voix, des ressorts de son corps, souligner de la main la pensée qui s’étire, laisser le temps aux oreilles de construire pour elles-mêmes le paysage lu, la scène imaginée, la joie du personnage ou son grand désespoir. Les mimiques, les regards, les pauses bien placées, le rythme des syllabes qui donne vie au suspense et précipitation à la séquence d’action fera battre les cœurs et sourire les oreilles, pleurer ceux qui écoutent juste comme l’espérait qui a écrit le texte en y mettant le ton. Alors aucun moyen de dire comme Racine, tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire, quand le texte est bien né et lu par une voix mise haute à son service

Rhétorique

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

C’est une façon de parler, de construire de belles phrases, un art de l’éloquence. De dire les choses comme ci ou bien plutôt comme ça, surtout pas comme elles viennent, il faut y réfléchir, se conformer aux règles, techniques et procédés qui régissent le discours. La rhétorique se parle, mais avant de se parler elle se cogite longtemps, elle choisit tous ses mots avec grande attention pour que l’effet y soit, que les formes soient bien mises. Un art de parler beau. Je vous accorde l’importance de présenter les choses pour qu’elles soient attrayantes, séduisantes, alléchantes, comme un plat, une assiette, la mise en page d’un livre et le grain du papier, sa jolie teinte chaude loin du trop froid du blanc pour dire les choses qui touchent du côté émotions. Mais alors vient la crainte d’y aller un peu fort et de tomber bien vite du côté du décor, de la façade trompe l’œil, du rien derrière le beau, coquille vide habitée par qui n’est pas prévu dans la liste initiale des invités du lieu, tels le bernard-l’ermite ou le ver dans le fruit, le ça va du matin qui n’attend pas de réponse autre qu’un oui distrait, parce qu’on n’a pas le temps ni l’envie ni rien d’autre pour attendre une réponse qui serait plus nuancée, et certainement plus longue si on s’intéressait à une vraie réponse. Comme le trop bleu du ciel cache le froid et la glace sur les photos d’hiver. Rhétorique est un mot qui vaut pour le discours, mais pas pour le dialogue. Le discours est oral, se déclame face aux gens, mais de ces gens d’en face on attend une oreille et pas une parole. Mais dans l’art du discours rentre un tas d’autres choses qu’on ne dit pas rhétoriques, mais qui y sont quand même, l’attitude et le ton, posture et expressions, la mise de qui parle, ce que disent sans le dire son visage et ses mains, la ligne de ses épaules, la lumière dans son œil. Le médecin en blouse blanche fera toujours plus sérieux que le même médecin en short et chemise à fleurs. Alors, se souvenir quand on use du verbe, de fuir les dissonances, et qu’il y a dans les mots ce que nos têtes garderont de sens comme de non-dit, bien au-delà du son, de la simple musique qui fait la rhétorique

Conte

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Il était une fois la brume épaisse et lente qui m’a emmenée là, vers ce mot jamais fade, si violent et si doux, ce joli mot de conte. Un conte. Privé de tout contexte le son est ambiguë. Compte, résultat d’un calcul, énumération, dénombrement, ou comte, haut féodal, dignitaire, noble par titre. Ici sera plutôt conte celui que l’on raconte, qu’on écoute, qu’on retient, souvenir, fondation, que les grands trop souvent réservent aux enfants.
Il était une fois comme un pas de côté, dans un tout autre monde que celui des journaux dans ce qui sera juste un peu plus fantastique, un petit peu moins réel. Le conte a bien sa place autant que la grande histoire pour expliquer le monde en images, en légendes, sagas, mythes ou bien fables, pour dire mêmement les peurs, les fondements, les valeurs qui rassemblent et les grandes importances, ce qui va réunir les êtres humains ensemble beaucoup mieux qu’un passeport, une couleur sur une carte ou un nom de tribu, de pays, d’origine. Contes des premiers temps quand fut créé le monde, rennes, ours, lichen et cendres et le son du tambour, ou bien l’aigle, la rivière, les lucioles, le hibou, le jaguar, la tortue qui raconte et la lune si claire à qui l’on peut parler sans se brûler les yeux ou le long nuage blanc que l’on voit de si loin. Contes de quand la nature avait toute l’importance qu’elle pourrait retrouver si on les entendait, ces contes des gens sages qui vivent le dehors jusqu’au dedans d’eux-mêmes, au centre de ces histoires qui nous disent les pensées, les chimères, les confiances comme elles disent le sensible, sans faire de distinction entre l’homme et la bête.
Il était une fois, un lieu comme un moment avec place pour le rêve, non pas juste à côté, mais bien là, juste au centre. Place pour tous les rêves, les beaux et les cauchemars, pas juste du tout rose, parce que dans les contes, on dévore et on tue, on disparait aussi, tout comme dans la vraie vie.
Il était une fois la vie des livres, tout comme la vie en vrai sans le vrai de la vie qui nous fait mélanger toutes les importances, une vie où le dehors serait nos pères et mères que l’on écouterait comme on écoute un conte

Pour vous laisser conter quelques contes, entre autres, c’est chez Laurent Peyronnet

Composition

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

L’être humain se compose assez largement d’eau. La sauce ravigote se compose classiquement d’une vinaigrette augmentée d’herbes fraiches, câpres et cornichons. La petite musique de nuit, composée par Mozart. Le mot composition comporte plusieurs sens, action de former un tout par assemblage, combinaison, mélange, à décliner suivant les domaines concernés, chimie, technologie, mathématiques, enseignement ou beaux-arts, entre autres. Composition s’accorde surtout avec questions, ces questions qu’on se pose, et qui suivant les cas nous empêchent de dormir, nous permettent de dormir, de faire avancer le monde, parfois celui de tous, plus souvent juste le nôtre. Dans nos vies vient et revient, le besoin de se pencher sur la composition, attrapé, rattrapé par les questions de base, qu’est ce qu’il y a dedans, qu’est-ce que je vais mettre dedans. Question de ce qui est et de ce qui sera. Qu’est-ce qu’il y a dedans, c’est la curiosité, l’analyse nécessaire, le besoin de savoir, qui orientera peut-être les décisions à venir pour savoir quoi grader, quoi laisser dans le cadre, quoi au contraire exclure, omettre avec conscience tout ce qu’on veut omettre. Occulter tout l’humain quand on veut faire nature en rêvant secrètement de même faire oublier que quand il y a photo, il y a photographe, quand il y a écriture, il y a qui écrit. Choisir ce qui pourra attirer l’œil timide ou prompt à s’évader, du plus clair ou du sombre, des lignes géométriques, des contrastes, des couleurs, des constructions classiques, suspens et coup de théâtre. Ou justement centrer sur la foule, sur les gens au point de même masquer ce qu’ils sont venus voir, admirer, découvrir. Pour ça décomposer, regarder en détail chacun des éléments, puis estimer leur poids dans la composition, éviter de son mieux les exagérations, les bords coupés trop courts ou bien coupés trop larges et puis s’interroger, quoi au centre, quoi au tiers, quoi dans l’œil de la spirale. Et puis recomposer, un livre tout nouveau fabriqué comme un puzzle, à partir de ce qu’on trouve en explorant le monde par décomposition, puis recomposition, avec ses règles à soi, comme la vie mode d’emploi

Éclipse

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Au départ une éclipse est une histoire d’étoiles, de planètes, de très loin, aussi d’ombres, de lumières, de ces alignements qui font lever les yeux. Ensuite le quotidien en a fait son jouet, l’a mise au figuré. Maintenant on dit éclipse pour un oui, pour un non, pour un jeu de cache-cache, je te vois, moi non plus. Pour les amis qui partent et qu’ensuite on retrouve, pour les baisses passagères et les obscurcissements. Nos vies sont faites d’éclipses, juste de nos va-et-vient, de nos hésitations, de nos hauts et nos bas et de nos inconstances. Nous sommes aidés en ça par tout l’autour de nous, le soleil et la pluie, le vent, le calme plat, les saisons qui reviennent, le jour et puis la nuit, les nuages qui cachent les montagnes d’en face, mais laissent parfois passer quelques rayons quand même, éclipse dans l’éclipse. Nos souvenirs aussi s’éclipsent de temps à autre, on ne se souvient plus de ce jour, de ce lieu, ce visage ou ce nom, cette voix toujours si grave. On ne se souvient pas d’avoir jamais vu ça, si peu de neige en décembre. Parfois on a raison et parfois on retrouve par la couleur des chaises ou qu’on était en retard, la veste d’un ami, le bouquin qu’on lisait, cet instant de nos vies que l’on croyait perdu qu’on vient de retrouver dans un éclat de sourire, un, mais oui je me souviens, qui cache derrière lui un monceau de détails qui feront notre bonheur le temps des retrouvailles. Entre éclipse et oubli, les idées, les pensées se poussent et se bousculent, urgent et important en combat permanent. Parfois, l’éclipse sera bienvenue pour nous faire changer d’air, distraire un peu nos têtes avant de replonger. Dans l’éclipse rien de grave, rien de définitif, reste toujours l’espoir de se revoir un jour, comme un auteur s’éclipse entre deux nouveaux livres. Jusqu’à ce que l’éclipse devienne disparition, qu’il ne nous reste plus que des livres à relire et plus aucun espoir d’enfin se rencontrer, autour des mots, des phrases, de pouvoir dire en vrai d’une voix trop fragile, j’aime beaucoup ce que vous faites, en rêvant secrètement d’en discuter des heures
5 décembre 2024, décès de Jacques Roubaud