Journal hebdomadaire de la nature autour, promenade, branche dessus, branche dessous, avec le grand dehors
Semaine à grand contraste, grands écarts, grand écart. Grand beau, pluie et même neige, bleu et blanc en camp de base, avec toujours le vert qui sort gagnant de l’histoire, au moins en tant que couleur. D’abord c’est le retour des nuages dans le bleu, formes blanches, qui se déforment, se reforment, se dispersent, s’assemblent et s’épaississent, laissent passer la lumière ou lui barrent le passage, allant jusqu’à baisser le rideau de la pluie, nous faisant le moral en gris ou lumineux, mimétisme d’éclairage, mystère et grande question pour ce qu’on ne voit plus : caché ou disparu ? Dehors ça continue, poussée vertigineuse de tous les végétaux, l’herbe atteint les mollets, on pense à la couper, jardiner c’est choisir, alors bien faire les choix, sans aucun extrémisme, pas si simple que ça. Faire une place à chacun, s’incluant logiquement, animaux parmi d’autres, dans le fameux chacun, sans exagération ni d’un côté ni de l’autre, parce que les mots en ie, théorie, utopie, sont rarement adaptés à pouvoir nous nourrir quand il s’agit d’assiette et de nos besoins de base. Alors arracher là et protéger ici en réfléchissant bien avant d’ôter la vie, utiliser ailleurs ce qu’on ne veut pas là, faire au mieux bien souvent quand rien ne va comme prévu. Et la neige en avril fait rarement partie des choses qu’on a prévues, même si les saints de glace nous avaient prévenus, et encore cette fois-ci, pas de gel, rien de trop négatif, de ces températures qui tuent sans états d’âme les imprudents précoces. Ici la neige lourde fait plier les jeunes branches et craquer les plus faibles, mais dégâts circonscrits, beaucoup en réchapperont pour mieux se réjouir de cette eau à foison une fois le chaud revenu. Une fois le chaud revenu, nos oreilles retrouveront, bruits d’insectes, chants d’oiseaux après le calme du blanc. Chez le noir grand corbeau, c’est la saison choisie pour faire de la voltige entre nuage et bleu, formation à plusieurs, le plus souvent à deux, aucune discrétion dans leur vol bruissant d’ailes, un côté m’as-tu-vu, ou plutôt entendu, mais contraste idéal entre l’élégance sombre et le clair des nuages. Toujours question contraste, maintenant le vert est partout, il nous cache le sous-bois qui lui garde une lumière toujours faible et constante, arbres nus en hiver pour accueillir le peu que dispense le jour et couvert en été pour mieux se protéger de l’excès de lumineux, la forêt en exemple, parfait et éprouvé, pour chasser les excès qui souvent nous nuisent tant.
Nuages ou les yeux dans les cieux, pour préciser qu’ici on parlera de nuages, de ce qu’ils nous envoient, de ce qu’ils nous renvoient. Aussi de temps en temps, un peu d’Alfred Stieglitz, au fil des découvertes, parce que ses photos m’ont poussée jusqu’aux mots à regarder là haut
Alfred Stieglitz, 1926
Être tête en l’air, c’est pour les étourdies, les étourdis, les distraites, les distraits, les rêveuses, les rêveurs, les absents, les absentes d’ici et de maintenant. Les artistes. C’est un vilain défaut, à l’école, au travail et pour tous les humains attelés aux choses sérieuses. Pourtant, être tête en l’air est bien le seul moyen d’observer les nuages. D’observer les nuages et de les photographier. Être tête en l’air, c’est ce qu’a fait, très sérieusement, avec constance, un grand sérieux et une application sans faille, Alfred Stieglitz entre 1922 et 1935 pour ses séries Songs, puis Equivalent ou Equivalents, série dont est issue la photo ci-dessus. Il voulait qu’on regarde la photo comme un art et pas seulement une façon relativement fidèle de copier le réel. Il y avait déjà l’émotion des visages dont il faisait le portrait, l’émotion des scènes de vie à New York ou ailleurs, alors juste rajouter toutes les émotions de l’autre côté de l’appareil, de l’autre côté du tirage, celles du photographe et puis de qui regarde les images exposées. Une émotion photographique qu’il voulait rapprocher de celle de la musique, d’où le nom de sa première série de nuages, Songs. Nuages, émotions, photos, une invitation à se faire tête en l’air, à offrir son visage à l’air, à la pluie, au vent, à la neige, à y regarder de près dans ce dehors si haut, à y déposer, par les mots, et les phrases, un peu de son dedans. Être tête en l’air, on ne le fait pas souvent, regarder droit devant et les yeux dans les yeux plutôt que dans les cieux, regarde donc ce que tu fais ! Quand les yeux aident les mains, le travail ou l’étude, l’endroit où les pieds se posent, ou les yeux occupés par les mots du papier, les images de l’écran. Et tant d’autres distractions qui nous éloignent toujours de notre être nuageux. Être tête en l’air, parce que chez les humains, on ne rigole jamais quand on parle de la tête. Siège de ce qui nous fait nous, le visage tout d’abord, nez, bouche, oreilles et yeux, tout ce qui nous permet de recevoir au mieux les signaux du dehors. Sans oublier le toucher, par la peau du visage. C’est elle qui sera sensible aux paroles du vent, tant murmures que tempêtes, humidité aussi brouillard, brume ou bien pluie. Ne pas oublier la neige, gouttes à retardement, flocons qui deviennent eau en dispensant leur froid. Alors, très sérieusement, se faire tête en l’air, pour voir ce qu’on peut voir dans l’air et ses nuages, quand on y regarde mieux, comme le faisait si bien il y a maintenant un siècle, l’artiste Alfred Stieglitz
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Semaine globalement bleue. Un temps de science-fiction, temps d’anticipation, temps d’été en avril avec même, mais pour une seule journée, les cumulus qui montent et une petite averse, quelques gouttes symboliques, mais qui ont de quoi ravir amphibiens, batraciens et autres gastéropodes. Aussi cette semaine à propos de nuages, des nuages de poussière dans les endroits sans herbe, sans pierres et sans couvert, au passage d’une voiture sur le chemin d’en bas ou sous l’ombre des arbres où se sont concentrés les moutons fatigués par l’intense du chaud pour se gratter un lit et dormir à midi. Du chaud, du pas encore trop sec, toutes les plantes en profitent, on a du mal à suivre, à retranscrire ici toute les nouvelles naissances, toutes les éclosions, les déplies de bourgeons et les sorties de feuilles. Alors, laisser tomber le un, adopter le plusieurs et puis parler des arbres, des arbres en général, même si au chapitre feuilles, on ne parle que des feuillus. Les arbres du printemps quand leurs feuilles se déploient ont ce vert si spécial qui va foncer ensuite pour devenir plus sage, plus résistant aussi, mais moins attendrissant que cette teinte éphémère, une sorte de vert layette pour les feuilles nouvelles nées. Les feuilles sont de retour et elles traînent avec elles la dure réalité des arbres qui restent nus quand les autres s’habillent de cette couleur si tendre. En hiver ils pouvaient encore faire illusion, mais avec le printemps ils se font singuliers au milieu des forêts, arbres devenus bois, arbres loins d’être morts, ils seront habités, mais par d’autres qu’eux-mêmes. Parmi les fleurs aussi il est des singulières, des fleurs un peu à part, par leur notoriété, ce que leur nom transporte comme admiration et ne les fera jamais se ranger aux côtés des banales mauvaises herbes. Une sorte de noblesse, un petit côté star, des fleurs à privilèges. Parmi toutes les fleurs, l’orchidée est à part. Peut-être leurs façons de se faire un peu insectes, leurs couleurs et leurs formes qui les font se distinguer dans le règne végétal. Alors bien les guetter au temps du jardinage pour ne pas les abimer, les laisser faire les belles et puis se reproduire pour encore les revoir, ce que les tondeuses refusent à tellement d’autres fleurs qui n’ont pas leur aura.
Aujourd’hui, visite au nord-ouest des Shetlands, la région d’Eshaness, la péninsule de Northmawine. Au départ de Lerwick, prendre la A 970, la grosse route de Mainland, souvent avec deux voies de circulation, ce qui est plutôt rare. C’est la route qui sert d’arête centrale à toutes les arêtes latérales menant dans les autres parties des Shetlands, comme des nageoires pour ce grand poisson. Un très grand poisson, large par endroits : sur la route, on ne voit pas toujours la mer, la terre est bien présente, la terre avec son herbe, verte ou bientôt verte après le jaune paille de l’hiver, relègué jusqu’au terne par le jaune pimpant des jonquilles. Pour le reste du paysage depuis la route, collines herbées, lochs, petits ou plus grands, depuis la flaque temporaire jusqu’à ceux qui sont sur la carte et aux plus imposants qui vont porter un nom, ensuite moutons, alignements de piquets de clôtures, maisons, boîtes aux lettres rouges, poteaux électriques haubanés façon grand vent, prairies vallonées, herbe encore jaune de l’hiver. La latitude très nord se voit dans les couleurs, dans les floraisons de certaines plantes déjà terminées depuis un bon moment sous nos climats, davantage éloignés des glaces du pôle Nord.
La latitude se lit aussi dans les noms des lieux, associations de lettres déroutantes au début, l’impression de lointain juste par la différence avec les sons connus, des choses qu’on peut lire mais pas se prononcer, des noms pour la plupart hérités du norrois et même du vieux norrois, cette langue des anciens Norvégiens, les premiers à s’installer aux Shetlands, la langue des sagas, la langue encore parlée aujourd’hui en Islande. Des noms très descriptifs, intimement liés à la la forme des paysages, la géologie, à la nature des roches, leur origine, leur couleur, leur constitution.
De nombreux noms décrivent le terrain : brecks et lees désignent des pentes, hamar désigne une paroi rocheuse abrupte, le kame décrit un peigne ou une crête de collines, tandis que les whilst dales désignent des vallées.
Les falaises de granophyre rouge ont reçu des noms basés sur les mots Roe/Rö, tirés de rauð [rouge]. Da Heads o Groken, Eshaness doit son nom au schiste gris (grar-kinn signifie joue grise, pente raide). Les noms Kleber, comme Clibberswick, Kleberg et Kleber Geo, désignent des affleurements de talc-magnésite (stéatite ou pierre saponaire).
Eshaness et Aesha Head, toutes deux constituées de laves très dures et de couches de cendres, trouvent leur origine dans eisa (feu intense, braises incandescentes), la même racine que le nom Islande.
Les criques étroites sont appelées geos (gjá – une fente ou un gouffre), chacune portant un nom descriptif. Les hautes falaises maritimes sont des neaps et des noups (pente abrupte) et les noms hella désignent de gros rochers plats. Les sédiments se reflètent dans les noms leir (argile ou boue) et sandr (sable).
Mail ou Meal vient directement de melr (sable). Plus de 150 noms de plages incluent ayre (plage ou étroite langue de sable, ou de galets plus ou moins gros), tandis que les noms de stack et d’écueil reflètent souvent la forme, la couleur ou la faune qui y est associée. Les lieux portant des noms wick, firth et voe décrivent des baies de formes différentes.
Les noms sur les panneaux confirment ces origines, Lerwick dès le départ, puis Laxfirth, Voe, Urafirth, Hillswick, Braewick, du ah oui c’est bien ça, quand une explication vient éclairer l’endroit, l’impression de le voir, mais plus en profondeur, comme d’ajouter du temps à l’espace qu’on regarde, satisfaction de comprendre au-delà d’admirer. Comme pour une œuvre d’art qui change de dimension quand on connait l’histoire, l’anecdote associée, le contexte toujours spécial quand on s’y intéresse. Halo, ombre ou lumière, musique, odeur ou goût, le contexte change la donne.
Balade à pied le long des falaises, puis jusqu’au phare d’Eshaness tour carrée blanche de douze mètres, trapue et ramassée, construite pour résister au vent et aux vagues, il profite de la falaise pour s’élever notablement au-dessus du niveau de la mer. En 1915, un premier phare temporaire est construit pour éviter aux bateaux les dangers des Ve Skerries, situées à huit miles et demi au sud-ouest. En 1929, la tour est construite de façon durable, en béton, la pierre locale n’étant pas adaptée et tous les matériaux sont acheminés sur le site grâce aux fameux poneys des Shetlands. Un phare de plus conçu par la famille Stevenson et dont les travaux ont été suivis sur place par David A. Stevenson, cousin du Robert Louis Stevenson de l’île au trésor. Mais l’éclat blanc lancé toutes les douze secondes a été doublé d’un phare construit directement sur les Ve Skerries en 1979 pour en éloigner de façon plus sûre les bateaux remplis de pétrole en direction ou au départ du terminal de Sullom Voe. Le phare d’Eshaness a été automatisé en 1974 et pour ceux qui le souhaitent, on peut même désormais louer la maison du gardien comme maison de vacances.
Après la balade, pause au Braewick café pour mieux se préparer à savourer la plage et sa géologie. Jusque dans les assiettes, entre sans demander par la grande baie vitrée, un soleil de grand beau qu’on n’associerait pas par réflexe à ces îles posées là, entre l’Atlantique Nord et la Mer du Nord. Mais aujourd’hui, soleil. La vue depuis le Braewick café est magnifique, le menu à de quoi s’occuper de tous les appétits, pause bienvenue à l’abri du vent, pause dans le défilement des paysages, changement de rythme, moment idéal pour se documenter tranquillement sur l’histoire volcanique, tectonique et géologique fascinante de l’endroit. Ensuite balade sur la plage, balade à remonter le temps, balade au centre de la terre. Ici, la carte géologique en fait voir de toutes les couleurs. Eshaness était un volcan et les falaises sont constituées de couches superposées de lave et de cendres, d’où certains reliefs en escaliers. Juste à côté, la plage de Braewick est divisée en deux zones distinctes par la faille de Melby. Et suivant l’endroit, on marche sur du grès, du granit, du basalte, des lapillis, des coulées de boue solidifiées, ce qui donne une immense diversité de couleurs, de textures, de formes, de densité. Chaque caillou s’explique par une histoire qui jongle avec les millions et les milliards d’années quand la plage nous paraît aujourd’hui un chaos de n’importe quoi alors que chaque roche a sa place sa raison d’être là et surtout pas ailleurs. Chaque caillou attire par sa couleur, sa forme ou sa texture, nous tire par la manche pour nous faire revenir à l’histoire de la terre, l’histoire très ancienne, celle des plaques qui dérivent, des volcans, des failles, et puis de l’érosion, du travail du temps qui poli les souvenirs saillants, coupants, brûlants du temps de leur genèse.
Tout savoir d’un endroit nous coupe parfois aussi d’une rêverie toute simple, d’une contemplation qui se contenterait d’une couleur ou d’une forme, d’une odeur ou d’un son sans les lester de rien de contexte ou d’histoire ou de géologie ou même d’anecdotes, juste la laisser faire ce qu’elle veut, comme elle veut, notre imagination. Comme on ne lit pas vraiment de la même façon l’histoire dont on est sûr qu’elle est une histoire vraie, autobiographique, ancrée dans un contexte. Tout savoir de l’histoire peut autant l’éclairer que la surexposer, nous faire basculer dans le documentaire où on avait lu, un roman, une histoire, de la littérature, mais pas du journalisme. Alors hésitations à tout dire sur tout, à laisser le mystère nous emmener promener loin de ce qui est vrai mais qui fait pourtant vivre des émotions si belles, fragiles et volatiles quand dire où, quand, comment risque de tout détruire. Pas sûre que ces questions se posent dans la tête de ce couple d’eiders qui profitent du calme de la baie abritée, de la marée qui monte, et chasse les visiteurs, du soleil qui descend, mais est encore bien loin de toucher l’horizon.
Suite de la visite de la péninsule. Ponts, îles sur la mer bleue, murets de pierre pour garder les moutons, clôture, colline arrondie sont les ombres s’allongent avec la lumière qui se fait bien plus douce maintenant qu’on se rapproche de la fin de journée. Parfois souvent aussi, même sans en voir aucun, des traces des humains, une lessive qui sèche, pantalons et tee-shirts, agités par le vent comme s’ils marchaient tout seuls. Des maisons aussi, ou des anciennes maisons, quatre murs, une cheminée, sûrement des souvenirs, mais pas suffisamment pour lui servir de toit, la protéger du temps et des intempéries.
Le soleil va bientôt se coucher, la lumière se fait plus douce, elle allonge les ombres, il est temps de rentrer vers Lerwick, mais en tournicotant, en allant si possible d’une côte à une autre dans la largeur de l’île pour profiter encore des reflets sur l’eau calme, de la forme des nuages, du vol d’un oiseau et des lumières du soir, avant de revenir dans le nid de Lerwick, devenu base arrière, lieu de repos et de calme où on a reconstruit déjà quelques repères pour le rendre familier.
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Beau. Beau temps presque toute la semaine. Dans beau il y a eau, mais les mots sont trompeurs, juste quelques gouttes de pluie, mais pas vraiment de l’eau, juste un rafraîchissement, à peine un apéro. Donc chaud. Les plantes font leurs fleurs, les animaux ressortent et les humains aussi, animaux comme les autres. Saison des pissenlits en salade, vite, vite, avant les grosses fleurs jaunes qui les feront amers. Pour toutes les autres plantes c’est aussi vite, vite, un peu de mal à suivre toutes les floraisons, nouvelles formes et couleurs, toutes les feuilles qui s’ouvrent, se déplient et s’étirent, neuves, parfaites et pimpantes, sans aucun grignotage d’insecte trop gourmet ou de grand prédateur, limace et escargot pour celles qui vivent en bas. Du mal à changer de rythme après le tout tranquille qui régnait sur l’hiver. De l’hiver au printemps, le rythme change brutalement, éclosion, floraison, éclatement des bourgeons, alors qu’en haut la neige nous parle encore de froid, de buée en nuage à chaque respiration. Des nuages, toujours eux, cette fois sur quatre pattes, on les appelle moutons, ils viennent de ressortir après des mois d’étable, joie du retour au vert, des siestes à l’ombre des arbres, des pattes chatouillées par les frêles graminées et des chiens pour choisir lesquelles parmi les bêtes présentes dans sur ce versant seront celles qui vivront. Élever et jardiner c’est choisir les espèces que l’on veut voir grandir et aussi nous nourrir, en bichonner certaines et repousser les autres ou bien les arracher, les couper, les tuer. Les appeler mauvaises herbes. Choisir. Un choix qui se fait souvent sans vraiment y penser, sans plus y réfléchir, juste par habitude, tradition, rituel. Faire sans y penser, c’est se baser, bêtement, sur le chainon manquant, le lien entre tête et mains qui lorsqu’il est absent nous prive de ce qui fait l’essence de l’humain. Alors pour y penser, regarder les nuages, moutons, haut dans le ciel, qui nous échappent encore, mais qu’on aimerait bien voir obéir à nos ordres pour dompter la nature, jongler de beau à eau, passer de l’un à l’autre selon nos volontés. Alors dans les nuages, chercher du réconfort, des idées, des moyens pour éviter de détruire cet équilibre fragile qui nous permet de rester, quand le temps le permet, la tête dans les nuages.
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Semaine à nuages, semaine de nuages, semaine des nuages. Pas de grands cieux bleus, pas non plus de grands déluges. Une semaine entière à regarder les nuages, tous les étages de nuages, les fins filaments pâles, fils de coton si fins qu’il faut bien qu’ils s’assemblent pour qu’on puisse les repérer, tout là-haut, tout en haut. À l’étage du milieu, coton, chou-fleur, courbes et courbures, rondeur, galbe, arc, arche, arcade comme des dessins d’enfants entre un soleil tout jaune et de l’herbe toute verte. À l’étage du dessous, on n’y voit plus que goutte, gouttelettes, humidité. L’humidité sans forme celle qui s’adapte à tout, qui accueille, qui recouvre, enveloppe et emmitoufle. Elle dissimule aussi, empêche de voir au loin, les montagnes d’en face, leurs sommets qu’on ne sait plus blancs ou déjà tachetés par les pierres, les buissons, les falaises qui sortent de l’hiver pour reprendre des couleurs, mais d’abord du contraste, au-delà des formes trop douces, des formes de la neige, toujours un peu trop proches de celles des nuages. Toute la semaine passée, on était en nuages, on n’était pas en froid, dans la modération qu’il faut pour les fragiles, bourgeons à peine éclos pour faire feuilles ou bien fleurs. Du côté des couleurs, fini le jaune uniforme, ça s’étend dans le bleu jusqu’à l’ultraviolet, et les feuilles se déplient, étalent à l’envie, à peine sorties des plis, le glabre ou le duveteux qu’elles auront une fois grandes, comme dans le cognassier tout rempli de peluches. Du côté animaux, les chevreuils, les chamois descendent des forêts jusque dans les ouverts pour gouter les jeunes pousses, les herbes, les bourgeons quand la forêt, plus sage, attend encore un peu avant de passer au vert. Pour l’espace sonore, c’est toujours les oiseaux qui prennent toute la place et du côté de la vue un lézard timide qui vient prendre le chaud au coin d’une éclaircie. Mais par cette météo, même les comptines savent bien qu’il pleut, il mouille rimera avec grenouille et autres batraciens. Alors toujours guetter, pour ne pas les bousculer, les points jaunes sur peau noire des jolies salamandres. Mais de la semaine restera surtout le doux, le flou des nuages qu’on fête ce samedi vingt-neuf mars. Alors les yeux au ciel, une pensée pour Stieglitz et ses photos de nuages prises dans les années vingt et les années d’après. Parce que les nuages, eh bien, on y prend goût !
Fin avril, le solstice d’été n’est plus très loin et les journées sont déjà appréciablement longues. Bien agréable pour profiter des longues soirées et pouvoir étirer les après-midis, mais pour le lever de soleil, pas question de trainer dans son lit. Être debout à cinq heures permet de profiter de la douce lumière du début du jour et du réveil progressif de la ville et de ses habitants. Les trottoirs d’ardoises brillent de la bruine d’hier soir, de la rosée du matin et de l’humidité apportée par la mer, surface idéale pour refléter les couleurs chaudes qui se posent doucement sur les maisons, les rues, les bateaux et les très rares arbres protégés par les murs de la ville comme par des remparts. Encore personne dans les rues, une agréable impression de moment unique et privilégié, de découvrir une ville déserte, désertée, qui va lentement lever un rideau de fer par ici et ouvrir une fenêtre par-là. Prise au dépourvu et pas encore apprêtée, elle montre son vrai visage, pas celui qu’elle va trop vite se construire pour le public. Déjà le ciel vire au grand bleu, comme prévu par la météo. Les fins nuages qui se fardaient de rose et d’orangé en admirant leur reflet dans l’eau calme du port et de la baie se sont éloignés jusqu’à quitter la scène en laissant place à une lumière plus dure et plus impersonnelle qui défie les statistiques météo dont le menu ordinaire et basé sur le gris, le couvert, les nuages, la pluie et le vent.
Toujours question menu, celui du petit déjeuner proposé dans les cafés du centre de Lerwick est copieux, alléchant et pas du tout continental. Œufs, bacon, saucisses, haricots et toasts forment la base, une base solide sur laquelle on a ensuite le loisir de construire toute sorte de fantaisies, dont le fameux black pudding, cousin du boudin noir dont le plus réputé serait (selon certaines papilles ;)), celui de Stornaway, sur Lewis et Harris. Ensuite reste la possibilité d’ajouter des champignons, des tomates, galettes de pommes de terre, scones, et compagnie, ce qui se rapprocherait vaguement des simplistes tartines du continent. Pour le café, la distance avec l’espresso italien se mesure rapidement au volume du breuvage servi, plutôt dans un mug bien rempli que dans un dé à coudre en porcelaine. Dans cette partie du monde, le matin c’est copieux et ça vous met en forme pour partir en balade quel que soit le temps ou presque.
Saint-Ninian est située au sud-ouest de l’île principale. C’est une île, elle aussi, ou presqu’île en fonction des tempêtes, des courants, des marées, des vagues et des vents qui déplacent le sable, les cailloux, coquillages et autres sédiments qui formeront ou effaceront le tombolo reliant Saint-Ninian à l’île principale. Plus rarement Saint-Ninian est île, surtout lors des grosses tempêtes d’hiver et de printemps. Aujourd’hui, c’est une presqu’île avec traversée à pied sec d’un demi-kilomètre d’une île à l’autre, une plage qui aurait une mer de chaque côté. Sur Saint-Ninian, restes en ruine de chapelle, et surtout beaucoup d’herbe, plus personne n’y habite maintenant, elle est utilisée pour faire pâturer les moutons. Ce qui fait de Saint-Ninian un endroit si unique, ce ne sont pas ses ruines ou son herbe, mais bien le trait d’union, la fine ligne de sable jaune entre deux terres solides, entre deux taches d’eau bleue. Ce tombolo de Saint-Ninian est le cordon littoral le plus long de Grande-Bretagne, le même genre de formation qu’on retrouvait entre le Mont Saint-Michel et la terre avant la construction de la route puisqu’un tombolo est constitué de sable et de graviers, de sédiments transportés par la mer. C’est une plage qui se prolonge au-delà de la pointe de terre qu’elle borde et qui rejoint, dans certains cas, un phénomène semblable sur la terre d’en face, pour former un lien, un passage, une chaussée. Alors marcher dans le sable, accepter que les pas prennent appui sur du vent, marcher une autre marche que celle qu’on marche en ville, sur les sentiers de pierres, sur n’importe quel sol dur. Ne pas mettre tout son poids sur le pied en appui, en porter une partie déjà sur l’autre pied, comme un pas en suspens, une façon d’effleurer, de ne surtout pas peser, de ne pas écraser, de rester souple aussi, presque de voleter. Une façon de marcher qui nous plonge en entier dans la délicatesse, alors garder en tête une fois de l’autre côté de ce passage en suspens, l’idée de légèreté, se poser sur un banc et regarder la mer ou se faire invisible tout en haut des falaises qui abritent les fulmars qui s’en vont et reviennent sans presque battre des ailes, élégance sur fond bleu.
Pour revenir au passé, voir les ruines de la chapelle, quelques restes de mur de quoi dire l’emplacement des croyances d’avant, de la ferveur des îliens qui faisaient de la religion ce qui reste bien visible, et le restera même après de nombreux siècles. Ensuite pour l’à venir, les lances vertes des feuilles des iris des tourbières, qu’on appelle chez nous des iris des marais, pour l’instant juste les feuilles, les fleurs viendront plus tard, donc supposer seulement et puis rêver un peu, au moins imaginer la couleur du tapis une fois qu’ils seront fleuris.
Reprendre la voiture, remonter vers le nord. Une seule route pour parcourir la péninsule sud de Mainland, celle qui mène à Lerwick. Donc reprendre la route de Lerwick, mais presque arrivé à hauteur de la capitale actuelle, prendre la direction opposée pour aller voir l’ancienne capitale Scalloway. Une route un peu comme ces frises historiques qu’on avait à l’école, passé à gauche et présent à droite, avec des étapes comme des villages sur une route. Pourtant, Scalloway avait de nombreux atouts en tant que capitale, port naturel abrité par la forme de son littoral autant que par les îles, entouré de la vallée fertile de Tingwall aux pentes douces et propices à l’agriculture, des ressources en eau potable abondantes et faciles d’accès et surtout des collines pour la protéger des principaux vents dominants. Mais en 1838, Lerwick, qui s’est considérablement étendue sous l’influence des pêcheurs hollandais, s’impose comme centre économique de l’île. De cette époque où Scalloway était plus en lumière, restent les murs sans toit du château construit aux alentours de 1600 pour Black Patie, Earl Patrick Stewart, comte des Orcades et des Shetlands de sinistre réputation et à la cruauté pas uniquement légendaire. Restent également des histoires de sorcières brûlées sur Galllow Hill jusqu’en 1700 pour clore le côté sombre. Plus récemment et plus positif, Scalloway était le terminus du Shetland Bus, qui permit, durant la deuxième guerre mondiale, évasions, transports d’armes et évacuations entre la Norvège occupée et les Shetlands, grâce une flotte discrète de bateaux de pêche en bois qui n’ont pas hésité à prendre clandestinement la mer, le plus souvent de nuit et en hiver pour assurer cette liaison. Aujourd’hui, Scalloway est une petite ville tranquille, très tournée vers la pêche, tant pour la recherche que pour la formation. Scalloway a également abrité Jim O’ Berry, mécanicien autodidacte de génie, capable de construire des avions comme d’inventer une machine à éviscérer les poissons encore utilisée actuellement partout dans le monde. Enfin pour rejoindre le côté festif et culturel, Scalloway est la première étape du festival Up Helly Aa ou festival du feu qui célèbre, à la fin du mois de janvier, la lumière et l’héritage scandinave de l’archipel.
Et puis reprendre la route. Laisser trainer ses yeux, les laisser s’attarder où ils en ont envie, sur la courbe d’une colline, sur le vert d’une fleur, un reflet sur la mer, les vagues sur la plage, le contraste, la bataille qui dure depuis des siècles entre l’opiniâtreté des vagues à détruire la falaise et la résistance calme de cette même falaise, les courbes dans les airs d’un oiseau qu’on reconnait ou la silhouette d’un autre qu’on a un peu de mal à bien identifier, un mouton dans un champ, le mur de son enclos fait de pierres empilées avec art et patience, et les petits agneaux à la démarche hésitante, au bêlement attendrissant, les noms sur les pancartes qu’on peine à déchiffrer, qui disent des influences mélangées des Scandinaves, des Celtes et de tant d’autres et puis ces noms qu’on rit d’avoir su déchiffrer, comme l’improbable Twatt qu’il faudra traverser pour retrouver la mer du côté de Sandness et de la plage de Melby où profiter du brun et des algues et des loutres dans le soleil couchant sur fond de mer bleu calme, quand les reliefs teintés de reflets orangés font les plus beaux contrastes avec les zones d’ombre.
Reprendre la route enfin qu’on dit route du retour mais puisque rien ne presse, profiter tant qu’on l’a de cette lumière chaude qui cache les moutons noirs et donne un air plein de mélancolie aux maisons abandonnées avec leurs murs en ruine et leur toits écroulés qui par un jour de pluie grisâtre et désolé n’auraient su ne parler que tristesse et misère. Un peu plus loin ce sont les gradins de la tourbe qui se donnent en spectacle, longs serpents aux écailles construites à coups de bêches qui viennent s’abreuver dans les lochs tranquilles. Les paysages aussi profitent de la lumière, falaises de granit rouge et stacks impressionnants plantés droits dans la mer qui rendent encore plus magnifiques les falaises de la côte jusqu’à Giltarump, déchirées de cascades qui tombent dans la mer. Profiter de la lumière qui fait ressortir le clair d’un couple de goélands installés, cabotins, sur un carré d’herbe rare au milieu de la falaise, ou le phare rassurant dans ses beaux habits blanc et son chapeau d’un jaune-orangé-brun si indéfinissable qu’il en est reconnaissable, pas encore allumé mais qui le sera bientôt pour aider les bateaux à faire transition entre la mer et la terre. Quitte à rentrer bien tard, accorder un coup d’œil au bélier immobile en haut de sa colline qui attends la photo pour pouvoir affirmer qu’il a les plus belles cornes qui se verront encore avant qu’il ne fasse tout noir et que nos yeux ne doivent passer du sol au ciel pour voir des choses brillantes.
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Pas de monotonie pour habiller la semaine. On commence par la neige, venue refaire ici un petit tour de piste, en grande pompe, du grand show. La veille, juste ce qu’il faut de brume et de brouillard pour faire un écran blanc, pour préparer nos yeux à n’y voir que du feu dans le gommage des couleurs. Revenir à la page blanche pour pouvoir retrouver avec soulagement celles qui ont résisté des fleurs téméraires et déjà installées dans le doux du printemps avant que ne soit passé tout risque de caprice, de retour de l’hiver qu’on aurait délaissé un peu trop rapidement au goût des dents de scie du climat de maintenant. Alors le lendemain sortir pour vérifier et pour se rassurer sur la vivacité de qui vit au-dehors. Pour la plupart des fleurs, elles en sortent fatiguées, mais quand même pas tuées, la chance du débutant pour ces plantes téméraires ou stratégie de l’audace, qui cette fois a payé, ce sera affaire à suivre dans le bilan de l’année, quand une fois de plus et le jour et la nuit feront partie égale, fêteront l’équinoxe, mais celui de l’automne qui marquera le retour des nuits majestueuses et des couleurs d’automne. En ce moment les couleurs, c’est une grande explosion, le jaune du forsythia, le violet des violettes, le pourpre du lamier pourpre et le blanc un peu rose des fleurs du prunier qui fleurit bien trop tôt depuis plusieurs années pour pouvoir faire des fruits à mettre sur les tartes. Que ce soit un coup de chaud ou encore un coup de froid, ce sera toujours un coup, une violence, un choc, un marron, une châtaigne et quant à s’en remettre ça dépendra de la forme, de la durée aussi, du coup de froid en question puisque c’est souvent lui qu’on redoute au printemps, sans tenir compte du fait qu’une sortie précoce, guidée par un coup de chaud, sera fatale à l’abeille qui s’épuise dans sa quête des fleurs qui dorment encore et ne peuvent la nourrir. Les insectes et les fleurs, c’est une longue histoire de je t’aime moi non plus avec encore souvent les bonnes idées des uns détournées chez les autres, mais avec à la fin du bien mieux pour chacun, comme chez le lamier pourpre ou chez les orchidées que je guette maintenant que leurs feuilles tachetées se déplient à l’air libre. Et cette fin de semaine, du beau, un peu voilé, du sable en suspension qui rend le loin moins clair et plus indéfini, alors en profiter pour mettre ce qu’on veut dans le loin pas si loin, même si on ne voit pas bien, on peut toujours rêver.
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Moins de beau cette semaine, mais toujours du nouveau, des animaux, des fleurs, des bourgeons qui s’entr’ouvrent avec la grande question, en premières feuilles ou fleurs. Ça dépend des espèces, des stratégies d’avenir, de ce qui est efficace et fait survivre au mieux. Pas de règle, de doctrine, alors affaire à suivre avec toujours la crainte, la trouille et l’apeurement des perfides gelées, tardives et meurtrières. Suivre la météo, ses changements, ses humeurs, et ses imprévisibles qui nous font tant d’angoisse quand nos assiettes dépendent d’un nuage ou d’un souffle. Météo cette semaine sans visibilité, tous les matins bouchés, brume se poussant parfois jusqu’à devenir brouillard, pour commencer le jour sans savoir ce qu’il sera, si tout est encore là comme il l’était hier. Commencer la journée en laissant une place à l’imagination, peut-être à la fiction, voire jusqu’à l’utopie, au monde qui serait mieux si ceci ou cela, en faisant une place à la crainte du changement, à l’envie de changement, au besoin de changement, à sa nécessité, impérieuse et urgente, en fonction des articles qu’on lit dans le journal. La nature, elle, avance, sans se soucier nullement de cette unique espèce parmi des milliards d’autres qui s’octroie dans ce monde beaucoup trop d’importance. Les fleurs s’ouvrent aux couleurs, les insectes se réveillent, les batraciens font œufs, du nouveau, du nouveau qui nous ferait oublier de regarder aussi celles qui sont installées depuis la fin de l’hiver. Un peu comme ces images, ces mots jolis, pimpants qui vont si bien ensemble pour faire une expression à l’avenir contagieux ou ceux que l’on retrouve en haut des pages de recherche et qui marquent notre temps en y perdant de leur sens, leur beauté, leur éclat à force de trop d’emploi. Parfois ils ont leur place et un autre n’irait pas, mais il arrive aussi qu’ils fassent mycélium jusqu’à nous envahir en lecture, en écoute, qu’on les trouve partout, qu’ils deviennent lieux communs, plus seulement mots communs. Là j’avoue, j’appartiens à cette espèce humaine toujours écartelée entre les pôles d’extrêmes, qui pratique l’épuisement pour ses prédilections afin de les conduire au plus près que possible d’une pensée de perfection, poussant parfois l’idée jusqu’aux maniaqueries au-delà des habitudes, tout en les redoutant comme des choses détestables. Alors je le redis, hommage aux primevères pour leur précocité, la douceur de leur jaune, leur opiniâtreté à survivre aux gelées et leur longévité, quand je m’irrite bien vite de trouver dans un texte, parfois même dans les miens de ces mots à la mode qui brillent de tous leurs feux en haut des hit-parades lexicostatistiques.
25 avril, jour du départ. Le voyage commence vraiment, il commence par les pieds qui se hâtent dans les couloirs si neutres des grands aéroports, dans les mains qui tiennent ferme les poignées des bagages, le voyage est bien là, plus seulement dans la tête. Dans la tête, le jour du départ n’a pas vraiment de date, c’était il y a bien longtemps, une image, un nom, lu sur une carte, en description d’une image, prononcé dans une conversation ou entendu dans une vidéo, un nom en l’air qui s’installe dans la tête pour y construire son nid. Une idée qui grossit jusqu’à devenir projet, billet d’avion, réservations, voyage. Pourquoi là, juste là et à ce moment-là, on a plein de raisons, celles qu’on identifie et puis les autres aussi qui font qu’un jour l’idée finit en haut de la liste et qu’on fixe une date dans le calendrier.
Tout ce qu’il y a à faire avant ce grand jour-là, nous rapproche du voyage, nous le rend plus concret avec déjà les listes du côté matériel de la réalité. Vérifier le passeport, le grand sac à remplir pour ne manquer de rien, mais sans trop se charger pour ne pas s’encombrer, les choses à acheter ou à se faire prêter, compléter l’équipement, faire une liste de bouquins, à lire avant le départ et puis pendant le voyage pour les moments de creux ou s’endormir le soir, les sites à visiter et puis notre attention tiraillée par la manche par des histoires, des mots ou surtout des images qui ne nous auraient pas fait lever le moindre cil il y a quelques semaines, mais maintenant nous rappelle le voyage imminent et la destination. Le seul nom de Shetland fonctionne comme un aimant dont la force s’accroit quand la date du départ ne se rapproche plus en mois, mais en semaines ou en jours.
Et maintenant on y est. Nuit courte d’excitation et puis de départ tôt pour profiter du jour au moment de l’arrivée. Aéroports, couloirs, tapis roulants, couloirs, guichets avec numéros, avec lettres, avec logos des compagnies aériennes, couloirs, employés uniformes même si les couleurs changent avec l’entreprise. D’autres voyageurs aussi qui font le plus grand nombre des humains qu’on rencontre dans un aéroport. Des gens que l’on côtoie ou que l’on croise à peine, qui vont dans l’autre sens tout chargés de bagages, de souvenirs, de peurs ou bien d’attentes suivant qu’ils s’en reviennent ou bien qu’il se dirigent vers leur destination. Avec eux, on partage du temps, des anecdotes, des sourires amusés ou des énervements, ils sont sujets d’étude, moyens de distraction ou bien de rigolade, d’émotions partagées. On passera comme eux au guichet du douanier tranquille ou pointilleux qui épluche les papiers et démonte les bagages au point de nous faire croire qu’on va manquer l’avion. Et puis enfin l’appel du haut-parleur trop sourd et qu’on entend à peine à cause des gens qui crient d’avoir perdu l’enfant, ou que le dernier du groupe prenne enfin la mesure de l’urgence de courir pour assurer la suite. Mais enfin on y est devant cette fameuse porte avec les gens qui poussent pour passer avant vous ou resquiller une place dans la file d’attente quand chacun a la sienne inscrite sur son billet. Escalier ou couloir, sans sortir ou sentir l’odeur du kérosène et le bruit des moteurs, on entre dans l’avion, bousculade pour trouver une place pour son sac dans les coffres trop petits et puis tout le monde s’assoit, on boucle sa ceinture, l’annonce et les fameuses consignes de sécurité, hôtesse en sémaphore qui agite les bras quand personne ne l’écoute, quand ceux qui la regardent ont le sourire moqueur collé au coin des lèvres, avec l’hôtesse elle-même qui suinte la lassitude de la répétition derrière son lisse sourire.
Décollage. Anxiété affichée, habitude ou dédain, on est collé au siège tous autant que l’on est. Et puis les choses se calment, on attaque la croisière et son rythme tranquille. C’est le moment de lire pour ceux qui ont un livre dans le trop petit bagage qu’on aura eu le droit de garder avec soi.
Lire dans l’avion. Alternance d’attention et de dérangements, aussi de distractions. Les autres passagers, les annonces, déplacements, et sollicitations compliquent la lecture, alors être capable de rentrer et sortir du bouquin en question sans pour autant chaque fois revenir en arrière pour se remette dans le bain, exercice difficile, au moins plus compliqué que ce qu’il n’y parait, comme de lire dans le train. Une idée par exemple, excepté le cas spécial de l’envie de savoir la suite pour une histoire en cours, est de choisir un livre qui va nous en dire plus sur la destination, comme un filtre artistique ou juste un regard autre, comme on connait un lieu d’après une peinture. Ce sera une lecture par contraste ou écho pour construire doucement le voyage à venir, qui nous met dans la tête une idée de paysage que l’on pourra ensuite découvrir pour de vrai, une idée comme un endroit vu de loin ou de haut ou dans une lumière faible, dans une sorte de brume. On n’arrivera pas en page blanche et vide dans ce nouvel endroit, on aura déjà en tête une sorte de croquis qu’il faudra compléter, détailler, peaufiner. Corriger parfois, mais qui fera support, qui sera si précieux pour nous permettre de choisir, plutôt là-bas qu’ici. De se sentir un peu en pays d’habitude, car nous autres humains sommes êtres d’apprivoisement, de familiarité et de peu d’aptitude à tout saisir d’un coup de ce qui est nouveau. Lire avant de partir pour ne pas débarquer comme Axel Lidenbrock au centre de la terre, comme un cheveu sur la soupe. Comme vient l’habitude de déchiffrer les noms, les mots ou les accents qu’on aura déjà lu. Le difficile de lire dans ce genre d’endroits tient aux interruptions, à ces obligations de sortir du bouquin que l’on ne maitrise pas. Il est vraiment très rare que l’avion ait l’élégance d’atterrir à la fin du chapitre, il faut alors quitter l’histoire ou le récit au beau milieu d’une page, au beau milieu d’une phrase.
Pour aller aux Shetlands, il faut plusieurs atterrissages dans le même voyage, correspondance à Amsterdam puis Aberdeen avant que le dernier avion, le plus petit avec ses hélices que les anxieux ou les amateurs peuvent observer par le hublot, ne se pose sur la piste de Sumburgh. Premier contact avec les iles Shetland, tout au sud de Mainland, la plus grande et la plus peuplée des îles de l’archipel. En regardant vers le nord, on a sous les yeux la centaine d’îles, dont une quinzaine habitée qui compose les Shetlands. Sur la carte, l’archipel est étroit et très allongé, déjà une quarantaine de kilomètres entre Sumburgh et Lerwick, la capitale administrative et la ville ayant le plus d’habitants.
À l’aéroport, récupérer ses bagages, prendre possession de la voiture de location qui servira tout au long du séjour, y caler valises, sacs et vêtements, prendre ou reprendre ses marques avec le volant placé du côté droit et les vitesses à gauche, inverser ses réflexes pour les jours à venir, s’installer dans les sièges avec cette odeur de produit de nettoyage toujours un peu trop frais ou un peu trop fleuri, enfin un peu trop là. La main gauche passe la vitesse, les pieds aussi s’inversent, la main, pendant ce temps cherche le clignotant, non, l’autre main. Et puis on s’habitue, on intègre tout ça et les yeux se hasardent ailleurs que sur la route ou sur les boutons et manettes qu’on trouve désormais sans le secours du regard. Il fait beau, quelques nuages, mais rien de menaçant, prendre la route du nord. Les noms de villages défilent le long de la principale A970. Dunrossness, Levenwick, Channerwick, Cunningsburgh, Fladdabister, Quarff, Gulberwick et enfin Lerwick. Quitter les vues sur mer, les prairies, les moutons, les jonquilles, les clôtures barbelées qui délimitent les champs, les parcs pour les bêtes, mais qui doivent compliquer les envies de randonnées.
À Lerwick, s’installer dans l’appartement loué pour le séjour au centre de la ville avec vue sur le port en se penchant une peu. Juste poser les bagages et vite retrouver les rues. Pas d’immeubles par ici, des maisons de pierres grises, trois étages pour les grandes, solides, sobres pour la plupart, toits d’ardoises d’un gris un peu plus sombre que les murs, des fenêtres pas trop grandes, boiseries peintes en blanc, ouvertures guillotines. Ici le vent est chez lui, ne pas donner trop de prises aux tempêtes qu’on devine comme étant choses sérieuses, tout est bien attaché, propret et bien rangé, rues au sol goudronné, et trottoirs pavés de grandes dalles de pierres de teintes différentes même si le gris domine.
Dans le pub choisi pour un premier contact, on boit surtout de la bière, accoudé au comptoir, quelques tables quand même, mais garder une grande place pour le jeu de fléchettes. Un tapis en longueur délimite la zone où ne pas se tenir, au bout la barre en bois bien fixée dans le sol pour savoir où se tenir au moment de lancer et deux habitués, déjà en pleine partie, sans oublier bien sur les spectateurs au bar qui partagent leurs répliques, leurs onomatopées et leurs éclats de rire entre la cible et l’écran de la télévision, en boucle sur les infos ou le sport ou les deux. Pas mieux pour une entrée en matière. Ensuite petite balade dans la ville, les maisons toutes en pierres, mais jamais faites pareilles, les places, les placettes, rues plutôt commerçantes ou bien résidentielles, avec le port comme centre de demi-cercle, l’océan jamais loin, parfois même les maisons construites les pieds dans l’eau. De l’eau, encore, un peu plus tard sous forme de pluie, fine et pas bien méchante, mais depuis 1471, les Shetlands sont sous administration écossaise, alors le pot de bienvenue c’est toujours façon douche, pour fêter comme il faut ce premier jour sur l’île. Une bonne raison pour se réfugier et manger dans un des nombreux restaurants de la ville. Cuisine népalaise, indienne, chinoise, fish and chips, brasserie, comme un peu partout en Écosse et au Royaume-Uni. Mais pour manger local, le choix sera vite fait, un coup d’œil autour de soi, et ce sera agneau, poisson ou fruits de mer. Après le repas, rentrer tranquillement à pied jusqu’à l’appartement. Déjà pas mal de choses dans cette première journée. Les lampadaires font briller les dalles d’ardoise humidifiées par la bruine, les maisons n’ont pas de volets, mais le sombre suffit à les replier sur elles-mêmes, c’est une autre Lerwick après le soleil de l’après-midi, une Lerwick jalouse du sommeil de ses gens.
Pour demain la météo annonce encore du beau, on verra.