Tous les articles par Juliette Derimay

Imperceptible

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Imperceptible est venu imperceptiblement, par un adverbe très long qui dit des choses très fines, des changements tout petits, des glissements infimes, qui se perçoivent à peine, voire même pas du tout comme dit le préfixe im. Attendre pour percevoir que les imperceptibles se soient additionnés, se soient multipliés, ou attendre qu’ils nous manquent pour que par leur absence on puisse les percevoir. Une épice dans un plat, juste un je ne sais quoi, un petit goût de mais si, je ne connais que ça, ça va me revenir, je l’ai sur le bout de la langue ! Et ce mot qui se cache, qui se dérobe, s’échappe, est aussi un des signes de cet imperceptible, qui fait qu’on sera déçu quand on mangera ailleurs un plat du même nom, mais au goût décevant parce que manquera, cette fois, juste cette épice-là, dont on n’a pas le nom, mais dont le bout de la langue, lui, infailliblement, va percevoir l’absence. De même pour les sons, les petits bruits ténus, qui passent à peine le seuil, les sons presque fantômes, les battements d’ailes d’oiseau, les feuilles d’automne qui tombent, les paroles échangées juste avec le regard. Imperceptiblement, on est dans le temps qui passe, dans les étoiles qui bougent, mais qu’on ne voit pas bouger, on remarque simplement que l’arbre qui était là, juste sous la Grande Ourse, s’est un peu décalé. Mais le mouvement des astres est pour nos yeux à nous bientôt aussi discret que le changement de saison scruté d’un jour à l’autre quand on hésite encore entre nuages et neige pour le blanc des montagnes. Imperceptiblement, qu’on le souhaite ou non, le froid vient à l’hiver de manches longues, en bonnet, les rides viennent au visage et le gris aux cheveux, moins d’oiseaux dans les arbres, moins d’insectes dans les airs, comme une idée d’usure. Alors, redire le monde en choisissant les mots, écrire et réécrire, même lorsque les changements griffonnés dans le texte semblent imperceptibles, ils donneront quand même, à tous ceux qui liront, ce petit quelque chose qu’on a sur le bout de la langue et qui viendra toujours changer le goût des livres, imperceptiblement

Exploit

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Exploit. Action d’éclat, courageuse, héroïque, accomplie à la guerre à l’origine du mot, puis élargie à celles qui dépassent l’habitude. Dans tous les dictionnaires juste à côté d’exploit on trouvera exploiter. Exploit et exploiter sont deux mots de même famille, deux mots écartelés entre ironie acide et étymologie, avec côté exploit, le glamour du sportif, qu’on retrouvera moins sur une exploitation. Exploiter a souvent un petit côté sombre. Dans beaucoup trop de cas, il s’acoquinera avec des mots tels que pression, emprise, contrainte, avec exploitation au sens Proudhon du terme quand l’humain est en cause dans des rapports humains d’une grande dissymétrie. Exploiter, quand on parle de mine ou de forêt c’est prendre ce qui se trouve dans le sol, dans le bois, et en tirer profit, et ne pas laisser grand chose, ou au mieux juste de quoi exploiter davantage. Exploitation aussi dans de trop nombreux cas, pour cultiver la terre, nourrir les animaux dont on exploite la viande ou les œufs ou bien le lait, faire pousser les légumes, oignons, choux, pommes de terre quand exploiter la terre sans détruire ce qu’on exploite, au moins sans l’abimer, ça semblerait pourtant une sacrée bonne idée. Le mot n’y pourra rien de l’utilisation que chacun en fera. On exploite d’ailleurs autre chose autrement, sans prendre ce qui existe et ne laisser que du vide, comme l’arbre va exploiter la lumière du soleil pour se faire feuilles et branches, sans parler des racines, capable de construire des mètres cubes de bois, de bâtir des forêts. Exploiter la lumière pour la photo aussi, pour attraper le beau quand il se pose là et puis le partager avec qui était loin et n’aurait pas vu ça, ou pas vu ça comme ça. Au début exploiter c’était exécuter, accomplir et achever le labeur de chaque jour. Et puis sont arrivés toutes les variations et puis les changements de sens. Toutes ces variations et ces changements de sens, c’est tout ça qui complique quand il s’agit d’écrire et d’exploiter les mots, leur faire dire ce qu’on veut dire sans les laisser flapis, trahis, vidés. Qu’ils en sortent enrichis et non pas exploités, c’est chaque fois un exploit

Accent

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Il existe des accents presque pour tous les goûts. Les accents dans les voix, c’est la géographie qui nous vient aux oreilles. Dans l’endroit où l’on est, dans les bras familiers de la langue maternelle, on n’aura pas d’accent, l’accent ce sera les autres, ceux qui habitent loin, qui s’occupent autrement de leurs assaisonnements. Cet accent de la voix est celui du parlé, il se pose sur les mots quand ils sortent de la page pour faire vibrer l’espace, quand ils deviennent des sons. Les accents de l’écrit, de la typographie, eux, se posent sur les lettres, tant pour changer leur son que pour changer le sens des mots qu’ils ont construits. Mais sans aucune voix haute, tout ça restera là, juste entre soi et soi, juste dans nos têtes à nous, juste au bout de nos doigts qui déposent les accents, au crayon, au clavier, comme il faut sur les lettres pour que le sens y soit comme on voudrait qu’il soit. Car juste un petit accent peut faire tout basculer, de sûr on devient sur et adieu certitude. Ensuite les choses sont simples pour les accents convenus, ceux qui sont comme ils sont, même si je vous l’accorde, la tâche d’écrire tant de mots sans jamais bousculer orthographe et grammaire, est rarement vraiment simple. Mais perdre le tréma d’une action héroïque, ravalerait le héros au rang de batracien qui coasse dans sa marre, on serait dans le couac, plus dans l’admiration. Pour beaucoup d’autres sens, il revient à chacun de venir mettre l’accent là, juste où on veut le mettre, où on veut appuyer, peser de toutes ses forces. Mettre l’accent en photo sur telle partie de l’image, ou juste choisir le cadre, rajouter du contraste, jouer sur les couleurs, sous ou surexposer pour que l’effet soit là, car avec la lumière, il suffit d’une tache pour compliquer la tâche de qui photographie. Dans la cuisine aussi, les épices sont nombreuses pour venir amplifier tel goût ou bien tel autre. Et puis mettre l’accent n’est pas écrabouiller, tout est dans le dosage, la nuance, la mesure pour préserver l’effet, pour que le ô de Baudelaire garde toute sa puissance quand on lit Recueillement. Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille

Paysage

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Paysage. Étendue de pays que l’œil peut embrasser dans son ensemble. Un joli bout d’endroit, de l’espace plus petit découpé dans plus grand, découpé dans le tout, choisi, élu, offert par celui qui découpe à celui qui regarde. Dans nos têtes c’est souvent, un bout d’espace en pied, en habits du dimanche, avec sol et puis ciel, des nuages bien peignés, couleurs chaudes du lever ou du coucher de soleil, paysage pour l’histoire. Le cadre est pomponné, les poteaux, s’il y en a, finiront effacés, les bidons, les autos, chassés du paysage. Une belle photo n’est pas une pâle copie en plat de ce que nos yeux voient, tout ça passe par la tête et se frotte souvent fort à notre idée du beau. Parfois le paysage se fera plus urbain, béton, bitume, acier, parfois même jusqu’au sale qui fera la patine. Paysage dans l’espace autant que dans son temps. Le paysage sans humain sera bien moins marqué par le fil de l’histoire, mais plus par la saison, comme ces pics saupoudrés dans leur berceau d’automne. En l’absence de l’image, comme support pour nos yeux, les mots prendront le relais. Descriptions bien longuettes des livres de l’école, quand on est impatient et que le temps est autre face à l’infinie liste des choses à découvrir. Et puis on évolue, on goûte autrement les mots et puis les phrases qui nous emmènent ailleurs, on a de quoi bâtir, parmi nos références, des déserts et des îles, des lacs de toutes couleurs et des pics acérés, les mots, là, sous nos yeux disent des choses vues, des choses déjà construites dans un rêve antérieur. Les expériences vécues, les lectures, les images ont ajouté des prises sur les murs de nos têtes, gravir la paroi de mots se fait plus facilement, on arrive au sommet sans y avoir pensé. Les mots des descriptions, qu’ils soient mots de fiction ou bien de reportage nous donneront l’impression d’y être pour de vrai, d’avoir froid quand on lira glacier, hiver ou neige, d’embrasser dans notre œil, qui lit le noir sur blanc, la lumière sur les pentes, les forêts rousses d’automne, le brillant d’un cours d’eau, les volutes des nuages et l’iode de l’écume sur les falaises noires. Lecture de paysages

Journal

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Un journal, des journaux. Pluriel un peu piégeur pour qui apprend la langue, mais pluriel de rigueur pour parler de la presse, même si ce pluriel-là n’est pour beaucoup qu’un rêve, lointain, inaccessible, un regret regrettable. Les journaux de la presse, infos et analyses disent le monde de tous, de loin et de très loin. Pour dire le monde de près, restent nos journaux à nous, l’intime et le public pour le public qu’on connaît et puis qui nous connaît. Ranger pour retrouver comme sur une étagère tout ce qu’on veut garder et puis qui reviendra quand on aura la date, quand on aura le jour, on retrouvera tout le reste. Dans ces journaux de près on dirait les saisons, les chaudes couleurs de feuilles quand l’automne est au frais, les nuages et les brumes, les lourds orages d’été, les oiseaux apprêtés en robes de printemps et l’odeur forte des arbres qui se couvrent de fleurs. Dans ces journaux de près on baisserait les yeux pour voir les champignons, les insectes élégants, les feuilles aux longues nervures, méandres, ou deltas et les pierres et les herbes qui entourent les ruisseaux, ces gamins tapageurs. Dans ces journaux de près, dire aussi les angoisses, le rire, les sentiments, les peurs ou les rêveries, les colères et les larmes, pas juste le où, le quand, avec qui et puis quoi. Laisser dans ce journal ce qui vit dans nos têtes, pour mieux s’y retrouver et se regarder mieux, avec l’œil qui convient, revenir sur l’avant. Dans les journaux des autres, retrouver un peu de soi, retrouver du pour soi qui aidera à aller où on voudrait aller et à y aller mieux. Dans les journaux des autres si ces autres-là écrivent, lire les mots qui racontent comment les mots se cardent, se filent et puis se tissent pour nous donner à lire de chaudes couvertures, ou des broderies si fines que chaque fois on y trouve des motifs différents qu’on ne distinguait pas juste au premier coup d’oeil. Les journaux d’écrivain·e·s sont tout remplis d’écrits qui parlent d’écriture à ceux qui veulent écrire ou juste savoir comment les mots viennent au papier

Chapeau bas

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Un chapeau se pose en haut, tout en haut, au plus haut. En haut du crâne pour les humains, en haut du texte pour la presse, en haut du pied pour les bolets, les tricholomes, les amanites, lépiotes, lactaires, russules, agarics ou polypores. Les champignons ont des chapeaux qui les protègent de l’eau, qui protègent leurs chères spores, leurs lamelles délicates, fragiles, toutes en finesse, de ce qui tombe des arbres, de ce qui tombe du ciel, attiré par la terre. Les chapeaux de champignons ont des couleurs toutes douces, des tons pastel sereins, veloutés et graciles, ou du brillant glissant, plus lisse que la glace, du glaçage de fiesta, peinture métallisée digne d’une voiture volée. Les champignons mignons ont voué toute leur vie, ils ont une dévotion pour le petit détail, la frêle subtilité qui va en faire baver tout un tas de ronds de chapeau au moindre mycologue. Entre un bolet ceci ou un bolet cela, une amanite par ci, une amanite par là, les différences parfois sont d’une subtilité à nous faire venir en tête le travail sur le texte de ceux qui tentent d’écrire, de mettre en mots le monde au risque de finir avec les zigotos qui travaillent du chapeau. Du temps des mousquetaires c’était chapeau à plumes, alors on était trois dans le titre du roman et quatre dans l’histoire, sans compter, il est vrai, les capes et les épées. De ces incohérences sur les dénombrements, comme sur tout le tragique tout au long de l’histoire et puis les trahisons, les meurtres et les ruptures, faire porter le chapeau à celui qui écrit, lui faire porter le chapeau de tout le dur du monde, c’est faire le tour des choses sur les chapeaux de roues et manquer tout le beau caché dans le détail, le grand subtil du style quand le monde est ainsi que l’ont fait les humains, de guerres et de batailles, de réactions grossières quand il aurait fallu pour une fois réfléchir, inviter la nuance et prendre le temps des mots, surtout du choix des mots. C’est faire le tour des choses sur les chapeaux de roues et manquer tout ce qui mériterait chapeau bas

Bois

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Rien de l’impératif ne coule dans ce bois-là. Pas de liquide ici, mais plutôt du solide, du bois de promenons-nous, de la petite forêt, du bois au doux dessous garni de feuilles mortes. Du bois tout d’abord vert, feuillu, un peu espiègle, grand échalas tout fin, avide de lumière qui file vers les hauteurs. Il deviendra grand sage, imposant et robuste, vieux savant philosophe, érudit et nourrit des relations nouées avec les autres êtres vivants aux alentours, champignons, plantes diverses et bestioles en tous genres. Parfois, suivant le plan de coupe, il deviendra juste bois, du bois en tant que matière, du bois pour la sculpture, les meubles ou la charpente. Ou du bois à brûler. De la pâte à papier. Le regretter ou pas, la question n’est pas là et la réponse non plus, même si j’aurais aimé pouvoir un peu aider, moi qui aime tant les bois. De bois, pas l’un sans l’autre, mais seulement dans un sens, depuis le bois plein de sève jusqu’au bois serré sec. Alors pour commencer, penser au bois sur pied, pour les arbres plus grands que soi, promenons-nous dans les bois, lauriers coupés ou pas, allons encore au bois, gratter nos peurs d’enfants, nos idées d’autres fois, nos trop classiques des contes, sur l’écorce des grands hêtres, châtaigniers, peupliers, tous dignes templiers. Au bois, on va chercher tout ça, dans le petit bois de Saint-Amand, la grande forêt de Sherwood, ou bien à Brocéliande, toujours du plus grand que soi, du géant pacifique qui protège de son ombre, au géant querelleur qui tourmente de son ombre. Auprès de mon arbre, on apprendra tout ça et puis bien plus encore, de ces géants qui poussent sans jamais demander rien, qui poussent un peu à droite ou bien un peu à gauche quand ils sont empêchés, qui vivent, eux, pour de bon, d’amour et d’eau de pluie, même quand l’amour est loin. Alors aimer le bois jusqu’à aimer le papier, pouvoir boire les paroles des écrivains d’avant, voire d’il y a très longtemps, aimer le bois du fauteuil où on s’installe pour lire, aimer le papier pâle ou pousseront les phrases qui font naître les textes, tout ça ne serait pas si le papier n’était pas, si le bois n’était pas

Automne

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

C’est l’automne. Nos nuits sont plus longues que nos jours. Toutes les couleurs chaudes se déposent sur les feuilles jusqu’à les alourdir des chaleurs de l’été, jusqu’à les faire chuter sous le poids de leur vie. Bientôt les arbres seront bois, apprêtés pour l’hiver. Un peu de nostalgie chez l’humain qui s’habille quand la forêt se dénude, en ces temps frais d’octobre quand toutes les teintes chaudes nous annoncent les airs froids. Les couleurs de l’automne sont aussi celles du feu qui viendra réchauffer les mains tendues vers lui, réconfort bienfaisant quand la nuit vient trop vite. Le feu qui s’occupera de ce qu’on met dans la poêle, de châtaignes ou de pommes pour en faire des repas comme on faisait avant. L’automne c’est la saison où on sort le panier, le couteau recourbé et le bâton gratouilleur : on va aux champignons. On mettra une bonne veste et des chaussures solides. Aller aux champignons n’est pas juste une balade, car ils poussent rarement au milieu des chemins, alors il faut fureter, aller s’entortiller dans les arbres tombés et les pentes un peu raides, déraper sur l’humide. Le nez au ras du sol et le dos tout courbé, on se dit que l’évolution, dans le cas des champignons, aurait quand même mieux fait de nous laisser à quatre pattes. Il y a les ombrelles jaunes, chapeaux pâles ou bien sombres, les brillants et les mats ou encore ces trompettes qui ont ma préférence, qu’on reconnait à leur forme et à leur velours sombre. Aller aux champignons c’est s’occuper de l’espace d’une façon différente, loin des chemins ou seulement en guise de repère ou pour faire le retour quand la lumière s’échappe et que le soir s’installe. Même sans regarder l’heure on pensera à rentrer, ce serait notre côté feuille, sensible à la lumière, peut-être la chlorophylle bien cachée dans nos têtes, ou le nitrate d’argent des photos noir et blanc, ou juste les pages du livre qu’il nous tarde de retrouver, car l’automne laisse le temps, avec ses nuits plus longues, pour des lectures plus longues, pour ne pas laisser longtemps nos pensées sans leurs feuilles, indispensables feuilles, que ce soient celles des arbres ou bien celles des livres

Chut !

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Chut n’a rapport au silence, comme un impératif, une incitation forte, un doigt juste sous le nez, que quand trône fort et fier, juste derrière le mot, un point d’exclamation. Sans ce i à l’envers, on n’est pas dans le calme, dans l’écoute de l’autour, dans l’attention au reste qui ne serait pas nous, on est dans le passé simple du joli verbe choir, qui nous ramène à chute, avec un e au bout. Un e qui ne dit pas le féminin de chut !, mais l’action de tomber. Pas tomber amoureux, mais s’étaler, valdinguer, se ramasser, prendre une pelle, une bûche, une gamelle, suivre, mais bien contre son gré « le mouvement vertical d’un corps se rapprochant du centre de la Terre sous l’effet de la loi de la pesanteur ». La chute de la pomme, l’étincelle de Newton, n’a souvent rien à voir avec l’idée de silence. La chute d’eau qui bouillonne qui rugit en torrent, qui transforme une nappe d’eau en gouttelettes, en écume, en brouillard, en cascade, c’est juste assourdissant, on n’entend plus que ça, on ne sent plus que ça, par les yeux, les oreilles, brume comme un lourd manteau sur le corps tout entier et l’odeur de l’humide qui emplit les narines. Chute des cheveux, chute de pierres, chute des feuilles en automne, toutes les chutes n’auront pas le même rapport au temps, au silence, au boucan, mais toutes ont en commun une attraction commune vers quelque chose de stable, loin de l’équilibre précaire des choses qui tiennent en l’air on ne sait pas trop comment. Histoire en équilibre où nous emmène l’auteur qui nous tient en haleine par des rebondissements, retours dans le passé ou autres coups de théâtre, pour nous amener enfin tout tremblants et pantelants de chapitre en chapitre et puis de page en page, voir de mot en syllabe, vers la chute de l’histoire, celle qui nous laisse à terre, comblés de mots, de lettres et de ces émotions qui nous pousseront toujours à reprendre un bouquin, à l’ouvrir tout fébrile, et à suivre l’auteur dans l’histoire qu’il nous offre pour le plaisir final, le plaisir de la chute

Limite

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Pour le texte d’aujourd’hui j’avais trouvé frontière. Mais frontière est pour moi un mot beaucoup trop sombre, politique et sanglant, guerrier et trop humain. En y réfléchissant, j’ai préféré limite. La frontière est limite, mais limite pas frontière sauf dans quelques cas rares pour nos vocabulaires, et beaucoup trop fréquents pour ce qu’ils produisent d’effets, politiques et sanglants, guerriers et trop humains. Alors plutôt limite, puisque j’ai le privilège d’avoir encore le choix. Limite mathématique qu’on n’atteindra jamais, mais qu’on ne dépassera pas, les limites du terrain qu’on trace dans la poussière d’un talon qui zigzague quand on a un ballon, la limite peinte en rouge sur des pierres et des arbres pour une propriété, qui n’arrêtera pas la promeneuse discrète qui ne fait que passer, ou la ligne d’horizon floutée d’une légère brume quand on regarde le large installée pour rêver sur une plage tranquille au lever du soleil, ou la laisse de hautes mers qui change de jour en jour en fonction des marées. Pas de grande déclaration, de traité ou de bataille pour la limite pluie-neige. Là haut ce sera blanc, solide et vraiment froid, et plus bas transparent, liquide et juste frais. L’être humain quels que soit ses désirs de frontières, de drapeaux, de puissance n’y sera jamais pour rien dans la limite pluie-neige ou la laisse de hautes mers, ou l’endroit où s’installent les huitres et les bulots qui vivent en liberté, les espèces qui poussent là et s’étioleront ailleurs, les oliviers du sud, les bouleaux du Grand Nord, les baobabs d’Afrique. Malgré ces limites-là, on trouvera toujours des névés dans les creux quand l’herbe tout autour est déjà haute et verte, anomalie heureuse pour les glissades d’été et l’eau qui se diffuse avec une sagesse lente plutôt que de ruisseler, de filer ventre à terre pour se tarir ensuite. De ces anomalies, points saillants, étonnants, remarquables, on fera des citations pour mettre au premier plan ce petit morceau de texte qui ne serait pas là s’il n’avait pas, un peu, dépassé la limite construite patiemment par le reste de l’histoire