Lerwick — Brae — Urafirth — Burnside — Eshaness (phare) — Braewick café — Tangwick — Hamnavoe — Voe — North Roe — Brae — Gonfirth — Laxo — Brettabister — Lerwick
Carnet du voyage aux Shetlands de S et N

Aujourd’hui, visite au nord-ouest des Shetlands, la région d’Eshaness, la péninsule de Northmawine. Au départ de Lerwick, prendre la A 970, la grosse route de Mainland, souvent avec deux voies de circulation, ce qui est plutôt rare. C’est la route qui sert d’arête centrale à toutes les arêtes latérales menant dans les autres parties des Shetlands, comme des nageoires pour ce grand poisson. Un très grand poisson, large par endroits : sur la route, on ne voit pas toujours la mer, la terre est bien présente, la terre avec son herbe, verte ou bientôt verte après le jaune paille de l’hiver, relègué jusqu’au terne par le jaune pimpant des jonquilles. Pour le reste du paysage depuis la route, collines herbées, lochs, petits ou plus grands, depuis la flaque temporaire jusqu’à ceux qui sont sur la carte et aux plus imposants qui vont porter un nom, ensuite moutons, alignements de piquets de clôtures, maisons, boîtes aux lettres rouges, poteaux électriques haubanés façon grand vent, prairies vallonées, herbe encore jaune de l’hiver. La latitude très nord se voit dans les couleurs, dans les floraisons de certaines plantes déjà terminées depuis un bon moment sous nos climats, davantage éloignés des glaces du pôle Nord.
La latitude se lit aussi dans les noms des lieux, associations de lettres déroutantes au début, l’impression de lointain juste par la différence avec les sons connus, des choses qu’on peut lire mais pas se prononcer, des noms pour la plupart hérités du norrois et même du vieux norrois, cette langue des anciens Norvégiens, les premiers à s’installer aux Shetlands, la langue des sagas, la langue encore parlée aujourd’hui en Islande. Des noms très descriptifs, intimement liés à la la forme des paysages, la géologie, à la nature des roches, leur origine, leur couleur, leur constitution.
De nombreux noms décrivent le terrain : brecks et lees désignent des pentes, hamar désigne une paroi rocheuse abrupte, le kame décrit un peigne ou une crête de collines, tandis que les whilst dales désignent des vallées.
Les falaises de granophyre rouge ont reçu des noms basés sur les mots Roe/Rö, tirés de rauð [rouge]. Da Heads o Groken, Eshaness doit son nom au schiste gris (grar-kinn signifie joue grise, pente raide). Les noms Kleber, comme Clibberswick, Kleberg et Kleber Geo, désignent des affleurements de talc-magnésite (stéatite ou pierre saponaire).
Eshaness et Aesha Head, toutes deux constituées de laves très dures et de couches de cendres, trouvent leur origine dans eisa (feu intense, braises incandescentes), la même racine que le nom Islande.
Les criques étroites sont appelées geos (gjá – une fente ou un gouffre), chacune portant un nom descriptif. Les hautes falaises maritimes sont des neaps et des noups (pente abrupte) et les noms hella désignent de gros rochers plats. Les sédiments se reflètent dans les noms leir (argile ou boue) et sandr (sable).
Mail ou Meal vient directement de melr (sable). Plus de 150 noms de plages incluent ayre (plage ou étroite langue de sable, ou de galets plus ou moins gros), tandis que les noms de stack et d’écueil reflètent souvent la forme, la couleur ou la faune qui y est associée. Les lieux portant des noms wick, firth et voe décrivent des baies de formes différentes.
Source : https://www.shetland.org/geopark/heritage/place-names
Les noms sur les panneaux confirment ces origines, Lerwick dès le départ, puis Laxfirth, Voe, Urafirth, Hillswick, Braewick, du ah oui c’est bien ça, quand une explication vient éclairer l’endroit, l’impression de le voir, mais plus en profondeur, comme d’ajouter du temps à l’espace qu’on regarde, satisfaction de comprendre au-delà d’admirer. Comme pour une œuvre d’art qui change de dimension quand on connait l’histoire, l’anecdote associée, le contexte toujours spécial quand on s’y intéresse. Halo, ombre ou lumière, musique, odeur ou goût, le contexte change la donne.
Balade à pied le long des falaises, puis jusqu’au phare d’Eshaness tour carrée blanche de douze mètres, trapue et ramassée, construite pour résister au vent et aux vagues, il profite de la falaise pour s’élever notablement au-dessus du niveau de la mer. En 1915, un premier phare temporaire est construit pour éviter aux bateaux les dangers des Ve Skerries, situées à huit miles et demi au sud-ouest. En 1929, la tour est construite de façon durable, en béton, la pierre locale n’étant pas adaptée et tous les matériaux sont acheminés sur le site grâce aux fameux poneys des Shetlands. Un phare de plus conçu par la famille Stevenson et dont les travaux ont été suivis sur place par David A. Stevenson, cousin du Robert Louis Stevenson de l’île au trésor. Mais l’éclat blanc lancé toutes les douze secondes a été doublé d’un phare construit directement sur les Ve Skerries en 1979 pour en éloigner de façon plus sûre les bateaux remplis de pétrole en direction ou au départ du terminal de Sullom Voe. Le phare d’Eshaness a été automatisé en 1974 et pour ceux qui le souhaitent, on peut même désormais louer la maison du gardien comme maison de vacances.

Après la balade, pause au Braewick café pour mieux se préparer à savourer la plage et sa géologie. Jusque dans les assiettes, entre sans demander par la grande baie vitrée, un soleil de grand beau qu’on n’associerait pas par réflexe à ces îles posées là, entre l’Atlantique Nord et la Mer du Nord. Mais aujourd’hui, soleil. La vue depuis le Braewick café est magnifique, le menu à de quoi s’occuper de tous les appétits, pause bienvenue à l’abri du vent, pause dans le défilement des paysages, changement de rythme, moment idéal pour se documenter tranquillement sur l’histoire volcanique, tectonique et géologique fascinante de l’endroit. Ensuite balade sur la plage, balade à remonter le temps, balade au centre de la terre. Ici, la carte géologique en fait voir de toutes les couleurs. Eshaness était un volcan et les falaises sont constituées de couches superposées de lave et de cendres, d’où certains reliefs en escaliers. Juste à côté, la plage de Braewick est divisée en deux zones distinctes par la faille de Melby. Et suivant l’endroit, on marche sur du grès, du granit, du basalte, des lapillis, des coulées de boue solidifiées, ce qui donne une immense diversité de couleurs, de textures, de formes, de densité. Chaque caillou s’explique par une histoire qui jongle avec les millions et les milliards d’années quand la plage nous paraît aujourd’hui un chaos de n’importe quoi alors que chaque roche a sa place sa raison d’être là et surtout pas ailleurs. Chaque caillou attire par sa couleur, sa forme ou sa texture, nous tire par la manche pour nous faire revenir à l’histoire de la terre, l’histoire très ancienne, celle des plaques qui dérivent, des volcans, des failles, et puis de l’érosion, du travail du temps qui poli les souvenirs saillants, coupants, brûlants du temps de leur genèse.
Tout savoir d’un endroit nous coupe parfois aussi d’une rêverie toute simple, d’une contemplation qui se contenterait d’une couleur ou d’une forme, d’une odeur ou d’un son sans les lester de rien de contexte ou d’histoire ou de géologie ou même d’anecdotes, juste la laisser faire ce qu’elle veut, comme elle veut, notre imagination. Comme on ne lit pas vraiment de la même façon l’histoire dont on est sûr qu’elle est une histoire vraie, autobiographique, ancrée dans un contexte. Tout savoir de l’histoire peut autant l’éclairer que la surexposer, nous faire basculer dans le documentaire où on avait lu, un roman, une histoire, de la littérature, mais pas du journalisme. Alors hésitations à tout dire sur tout, à laisser le mystère nous emmener promener loin de ce qui est vrai mais qui fait pourtant vivre des émotions si belles, fragiles et volatiles quand dire où, quand, comment risque de tout détruire. Pas sûre que ces questions se posent dans la tête de ce couple d’eiders qui profitent du calme de la baie abritée, de la marée qui monte, et chasse les visiteurs, du soleil qui descend, mais est encore bien loin de toucher l’horizon.
Suite de la visite de la péninsule. Ponts, îles sur la mer bleue, murets de pierre pour garder les moutons, clôture, colline arrondie sont les ombres s’allongent avec la lumière qui se fait bien plus douce maintenant qu’on se rapproche de la fin de journée. Parfois souvent aussi, même sans en voir aucun, des traces des humains, une lessive qui sèche, pantalons et tee-shirts, agités par le vent comme s’ils marchaient tout seuls. Des maisons aussi, ou des anciennes maisons, quatre murs, une cheminée, sûrement des souvenirs, mais pas suffisamment pour lui servir de toit, la protéger du temps et des intempéries.
Le soleil va bientôt se coucher, la lumière se fait plus douce, elle allonge les ombres, il est temps de rentrer vers Lerwick, mais en tournicotant, en allant si possible d’une côte à une autre dans la largeur de l’île pour profiter encore des reflets sur l’eau calme, de la forme des nuages, du vol d’un oiseau et des lumières du soir, avant de revenir dans le nid de Lerwick, devenu base arrière, lieu de repos et de calme où on a reconstruit déjà quelques repères pour le rendre familier.