Archives mensuelles : novembre 2024

Imperceptible

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Imperceptible est venu imperceptiblement, par un adverbe très long qui dit des choses très fines, des changements tout petits, des glissements infimes, qui se perçoivent à peine, voire même pas du tout comme dit le préfixe im. Attendre pour percevoir que les imperceptibles se soient additionnés, se soient multipliés, ou attendre qu’ils nous manquent pour que par leur absence on puisse les percevoir. Une épice dans un plat, juste un je ne sais quoi, un petit goût de mais si, je ne connais que ça, ça va me revenir, je l’ai sur le bout de la langue ! Et ce mot qui se cache, qui se dérobe, s’échappe, est aussi un des signes de cet imperceptible, qui fait qu’on sera déçu quand on mangera ailleurs un plat du même nom, mais au goût décevant parce que manquera, cette fois, juste cette épice-là, dont on n’a pas le nom, mais dont le bout de la langue, lui, infailliblement, va percevoir l’absence. De même pour les sons, les petits bruits ténus, qui passent à peine le seuil, les sons presque fantômes, les battements d’ailes d’oiseau, les feuilles d’automne qui tombent, les paroles échangées juste avec le regard. Imperceptiblement, on est dans le temps qui passe, dans les étoiles qui bougent, mais qu’on ne voit pas bouger, on remarque simplement que l’arbre qui était là, juste sous la Grande Ourse, s’est un peu décalé. Mais le mouvement des astres est pour nos yeux à nous bientôt aussi discret que le changement de saison scruté d’un jour à l’autre quand on hésite encore entre nuages et neige pour le blanc des montagnes. Imperceptiblement, qu’on le souhaite ou non, le froid vient à l’hiver de manches longues, en bonnet, les rides viennent au visage et le gris aux cheveux, moins d’oiseaux dans les arbres, moins d’insectes dans les airs, comme une idée d’usure. Alors, redire le monde en choisissant les mots, écrire et réécrire, même lorsque les changements griffonnés dans le texte semblent imperceptibles, ils donneront quand même, à tous ceux qui liront, ce petit quelque chose qu’on a sur le bout de la langue et qui viendra toujours changer le goût des livres, imperceptiblement

Exploit

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Exploit. Action d’éclat, courageuse, héroïque, accomplie à la guerre à l’origine du mot, puis élargie à celles qui dépassent l’habitude. Dans tous les dictionnaires juste à côté d’exploit on trouvera exploiter. Exploit et exploiter sont deux mots de même famille, deux mots écartelés entre ironie acide et étymologie, avec côté exploit, le glamour du sportif, qu’on retrouvera moins sur une exploitation. Exploiter a souvent un petit côté sombre. Dans beaucoup trop de cas, il s’acoquinera avec des mots tels que pression, emprise, contrainte, avec exploitation au sens Proudhon du terme quand l’humain est en cause dans des rapports humains d’une grande dissymétrie. Exploiter, quand on parle de mine ou de forêt c’est prendre ce qui se trouve dans le sol, dans le bois, et en tirer profit, et ne pas laisser grand chose, ou au mieux juste de quoi exploiter davantage. Exploitation aussi dans de trop nombreux cas, pour cultiver la terre, nourrir les animaux dont on exploite la viande ou les œufs ou bien le lait, faire pousser les légumes, oignons, choux, pommes de terre quand exploiter la terre sans détruire ce qu’on exploite, au moins sans l’abimer, ça semblerait pourtant une sacrée bonne idée. Le mot n’y pourra rien de l’utilisation que chacun en fera. On exploite d’ailleurs autre chose autrement, sans prendre ce qui existe et ne laisser que du vide, comme l’arbre va exploiter la lumière du soleil pour se faire feuilles et branches, sans parler des racines, capable de construire des mètres cubes de bois, de bâtir des forêts. Exploiter la lumière pour la photo aussi, pour attraper le beau quand il se pose là et puis le partager avec qui était loin et n’aurait pas vu ça, ou pas vu ça comme ça. Au début exploiter c’était exécuter, accomplir et achever le labeur de chaque jour. Et puis sont arrivés toutes les variations et puis les changements de sens. Toutes ces variations et ces changements de sens, c’est tout ça qui complique quand il s’agit d’écrire et d’exploiter les mots, leur faire dire ce qu’on veut dire sans les laisser flapis, trahis, vidés. Qu’ils en sortent enrichis et non pas exploités, c’est chaque fois un exploit

Accent

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Il existe des accents presque pour tous les goûts. Les accents dans les voix, c’est la géographie qui nous vient aux oreilles. Dans l’endroit où l’on est, dans les bras familiers de la langue maternelle, on n’aura pas d’accent, l’accent ce sera les autres, ceux qui habitent loin, qui s’occupent autrement de leurs assaisonnements. Cet accent de la voix est celui du parlé, il se pose sur les mots quand ils sortent de la page pour faire vibrer l’espace, quand ils deviennent des sons. Les accents de l’écrit, de la typographie, eux, se posent sur les lettres, tant pour changer leur son que pour changer le sens des mots qu’ils ont construits. Mais sans aucune voix haute, tout ça restera là, juste entre soi et soi, juste dans nos têtes à nous, juste au bout de nos doigts qui déposent les accents, au crayon, au clavier, comme il faut sur les lettres pour que le sens y soit comme on voudrait qu’il soit. Car juste un petit accent peut faire tout basculer, de sûr on devient sur et adieu certitude. Ensuite les choses sont simples pour les accents convenus, ceux qui sont comme ils sont, même si je vous l’accorde, la tâche d’écrire tant de mots sans jamais bousculer orthographe et grammaire, est rarement vraiment simple. Mais perdre le tréma d’une action héroïque, ravalerait le héros au rang de batracien qui coasse dans sa marre, on serait dans le couac, plus dans l’admiration. Pour beaucoup d’autres sens, il revient à chacun de venir mettre l’accent là, juste où on veut le mettre, où on veut appuyer, peser de toutes ses forces. Mettre l’accent en photo sur telle partie de l’image, ou juste choisir le cadre, rajouter du contraste, jouer sur les couleurs, sous ou surexposer pour que l’effet soit là, car avec la lumière, il suffit d’une tache pour compliquer la tâche de qui photographie. Dans la cuisine aussi, les épices sont nombreuses pour venir amplifier tel goût ou bien tel autre. Et puis mettre l’accent n’est pas écrabouiller, tout est dans le dosage, la nuance, la mesure pour préserver l’effet, pour que le ô de Baudelaire garde toute sa puissance quand on lit Recueillement. Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille