Archives mensuelles : juin 2024

Glace

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Cette eau frigorifiée, épaissie par le froid, affermie jusqu’au bloc est une affaire d’état. La glace pour son bleu, pour son froid, pour son blanc et puis son translucide, son brillant et son lisse. Si volontiers s’y perdre, s’y laisser endormir par le froid de l’hiver, se laisser attendrir par sa solidité, elle pourtant si fragile, qui se brise et se fond dans nos ébats d’états. Du liquide au solide, du solide au liquide le temps d’un chaud et froid, maladie de ces temps de changements dérangeants. On y perdrait le bleu où se perdent nos yeux, ce goût de grandes vacances en cornet ou godet et juste un peu plus loin, le doux réconfortant des ours du grand nord. Contradiction de nos vues, entre la bonhommie tendre du nounours des petits et le grand prédateur qui se nourrit de viande, de celle des bébés phoques aux yeux tout aussi doux. Lois loin de sentiments, manger ou bien périr, simplicités de ces vies qu’on entend barbouiller de nos affects d’humains quand eux y font survie, sacrifiés en jouets par nos incohérences. Se regarder soi-même dans la glace de nos vies, et se voir tels qu’on est pour mieux s’amouracher de la vie tout entière, pour mieux briser la glace et tomber dans les bras du dehors tout autour, qu’il mange ou soit mangé. Aimer la glace de loin et fondre sous son charme, tout en gardant sagement la distance qui s’impose, au nom des bonnes raisons, ne pas trop l’approcher, éviter l’évidence de câliner trop près, la prendre dans nos bras, aimer jusqu’à tuer. Alors, à contrecœur lui vouer pour toujours une tendresse à distance, un amour platonique, loin des yeux, près du cœur. Réconfort discordant de la savoir bien là, sans se permettre jamais de se rapprocher d’elle, se contenter, transis, d’une brûlure théorique, de l’idée de sa présence. La connaître seulement en images et en mots, il manquera le corps, mais la tête y sera, elle complètera, habile, les couleurs , les reflets, la transparente texture, elle donnera à la glace, sans crainte de déconvenue, de ce bleu des glaciers qui n’a rien à envier au plus mythique des bleus qu’est le bleu des lointains, le bleu d’un peu plus loin dans l’espace et le temps

Réflexion

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

Contempler la surface, partir et revenir entre image et mirage, allers-retours timides de la lumière frileuse, ces jours de demi-jour, elle rechigne à passer de l’autre côté du lisse, l’autre côté du miroir. S’approcher prudemment, tâter du bout du pied, d’un orteil suspicieux, ne pas sauter le pas, jouer la réflexion, en mouvement naturel, réflexe immémorial, la lumière réfléchit. Elle revient en arrière, déviant juste ce qu’il faut, répondant angle pour angle, se ménageant le droit, dans certaines circonstances, de prendre la tangente. L’autre côté de l’eau reste opaque et secret. Mystère, monde parallèle, abîme opaque et sombre. Aller voir sans plonger, juste regarder de près, examiner aussi l’image réfléchie, bien voir tous les aspects, pour pouvoir décider en connaissance de cause, et puis de conséquences. Le tronc tombé dans l’eau raisonnera ainsi, jusqu’à ce que l’incident se fasse réfléchi, il se mirera dans l’onde. Sous la surface du lac vivent grenouilles et crapauds entre autres batraciens et bêtes résistantes aux sécheresses de l’été comme aux glaces de l’hiver. Ils vivent là sereins, cachés sous la façade, eux voient tout autrement le monde de la surface. Par exemple ces insectes aussi fins que légers, délicats comme des plumes, ils n’en voient que les pattes à peine effleurant l’eau juste de quoi construire une famille de cercles qui s’éloignent de leur centre, du ventre de leur naissance, brouillant les réflexions, effaçant les images que l’on s’était forgées comme autant de certitudes. Ne pas se laisser prendre aux images trop faciles quand le têtard, lui, sait très bien que le tronc, longue baleine échouée, ne fait sûrement pas d’angle aussi pointu qu’un pic quand il rencontre l’eau, mais continue sa route, toute droite et rectiligne jusqu’au fond de l’étang. Alors reprendre l’idée, changer de point de vue, réfléchir de nouveau aux mots qui conviendraient pour qu’ils soient les plus justes, creuser la réflexion, se construire comme réflexe que de faire réflexion de toute idée qui soit, et ne pas hésiter à y revenir encore, à réfléchir plus, à réfléchir mieux

Racines

Pour ne pas oublier tout ce qu’on oublie toujours, toujours un peu trop vite

On sait qu’elles sont bien là, mais on ne les voit pas, souterraines, invisibles, autant qu’indispensables. Elles nourrissent les plantes, les grands arbres, les humains, font tenir leurs histoires. Sans racines, tout s’écroule, mais elles restent dans l’ombre, discrètes et ombrageuses, héroïnes silencieuses, mères de tout ce qui vit. Parfois elles se hasardent, souvent un peu forcées, jusqu’à notre surface. Alors on peut les voir, poser les yeux sur elles, les admirer enfin comme elles le méritent. En racines d’équations, elles sont points de passage, endroits privilégiés d’où on peut contempler le côté positif, le côté négatif, le passé et l’avenir. En racines de nombres, elles leur disent d’où ils viennent, et qui leur a permis de grandir aussi vite, en carré ou en cube, plus si affinités. Et puis en racines d’arbres, quand elles viennent prendre l’air, il nous arrive souvent de nous y prendre les pieds. La pluie les faits briller et les passages nombreux, pour celles qui se retrouvent au milieu du chemin comme au milieu d’un gué, leur donne formes à rêver, à voir tout un tas de choses qui n’y sont bien sûr pas, mais qu’on aimerait y voir, que l’imagination va chercher comme elle veut dans la liste des souvenirs. D’ailleurs tout le monde sait bien qu’il suffit simplement de se coucher sur le sol et de lever les yeux, de regarder les choses avec la tête en bas et on se rend bien compte que les arbres puisent leur force, leur sagesse, leur quiétude, dans le creux des nuages où plongent leurs autres racines, celles qui portent des feuilles. Pour les feuilles des livres, les pages couvertes de mots, c’est un peu la même chose, l’essentiel est enfoui dans la vie de lecteur et puis dans le passé de celui qui écrit, de celle qui choisit les noms des personnages, le lieu et puis le temps, les mots qui feront les phrases et la musique d’un livre. Les racines d’un texte restent dans la pénombre, dans les papiers de recherche, les essais, les erreurs, les rencontres essentielles, elles soutiennent, elles nourrissent, elles apportent les saveurs de ce que vous lisez

Chelsea Hotel

Paru, avec plein d'autres (à lire, à voir, à écouter), dans la revue "Les villes en voix", mai 2024.
Les villes en voix
© Google Street View

Tu ne sais plus très bien, si tu marches, si tu danses. Tu touches à peine le sol, tu l’effleures, le caresses. Tes pieds sont des doigts, ils suivent la musique, ils marquent aussi les mots, la musique des mots. Un pas à chaque rime. I remember you well / in the Chelsea Hotel /. C’est la musique qui déplace tes pieds, tu adaptes ta marche aux descentes et aux montées en allongeant le pas, mais sans toucher au rythme, pour le rythme tu n’as plus le contrôle, la musique bouge tes jambes pour toi. C’est ça, tu marches dans tes oreilles, la mesure, en cadence, déclamée par tes pieds. Cette chanson ne te quitte pas, le timbre de la voix de Leonard Cohen, si grave sur sa fin, si lourde d’un tas de choses, y compris de beauté, cette voix habite ta tête depuis hier, depuis que tu es passée devant ce bâtiment, devant le Chelsea Hotel. La façade est immense. Pas immense à l’échelle de la ville, puisque tu es à New York, mais immense à l’échelle de la brique, du nombre infini de briques rouges qu’il fallût assembler pour construire l’édifice. Immense par le nombre de ses fenêtres pareilles, par les volutes forgées, noires, qui habillent les balcons, motifs qui se répètent, se répètent et se répètent, comme un refrain de chanson. Immense par la symétrie stricte de ce géant glorieux, l’asymétrie espiègle d’une plante en pot ici et d’une cheminée là, plus haute que sa voisine, et par le nez si haut qui partage strictement deux rangées d’yeux de verre, parfois voilés de stores. Immense aussi, bien sûr, par tout ce que tu sais, tout ce que tu as lu. L’année de construction ce 1883, qui en fait un ancêtre, un sage auréolé de son presque siècle et demi comme d’avoir vu changer les centaines et les mille dans la date du jour et d’avoir même été, au jour de sa naissance, le plus haut de la ville avec ses douze étages. Mais immense surtout par ses bras du début, construits pour accueillir, pour loger bien au chaud et pour faire une place à ceux qui rêvent plus grand que leurs revenus trop faibles, les chanteuses, les poètes, les épris de musique et puis les écrivains ou ceux du cinéma, ils avaient là leur place dans le vieux et le sale, les odeurs de poussière, le moite de la ville, le trop chaud de l’été et les câbles électriques à peine dissimulés en face de l’ascenseur, mais ils avaient une place. Maintenant c’est fini, plus d’artistes débutants, fauchés au bout du mois. Travaux, échafaudages, et nouvelle direction. Pour venir dormir là il faut être établi, avoir pignon sur rue, si possible une grande rue. Il reste l’emballage, plus rien à l’intérieur, plus de Janis Joplin, de Leonard Cohen. Mais restent la chanson et les mots du poète. Alors tu comprends mieux, entre deux pas de danse, que les choses ont changé et que l’immeuble, comme eux, et comme tous les autres qui ont fait de ces briques quelque chose d’immense, ont tous fini, maintenant, par tourner le dos au monde