En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Paris, décembre 2023
Ici, la nuit est bien loin d’être noire. Parfois, elle se demande même, si elle est encore nuit. Si elle est encore nuit, c’est juste par la pendule, par le calendrier, par les phares des voitures. La nuit ici sera celle des mots écrits en blanc sur un fond à peine sombre. Lumière des lampadaires, éclairage des boutiques, les bateaux sur la Seine enguirlandés de fête pour la fin de l’année. Le pinceau lumineux qui trace son arc de cercle depuis le haut sommet de la fière tour Eiffel. Les phares rouges, les phares blancs nous disent dans quel sens circulent les voitures sur la berge du fleuve. Aux fenêtres des immeubles, lumière ou pas lumière, présence ou pas présence dans les appartements, les fenêtres contiguës qui disent les voisins vivants à l’unisson ou les pièces bien trop grandes pour trop peu de personnes ou l’insatisfaction d’être ici plutôt que là, déplacement incessant de nos hésitations. Plus bas toutes les lumières soulignent le plus clair des écorces pâlottes, des branches dénudées délestées de leurs feuilles par l’automne passé et balayées depuis par tous les balayeurs chargés de faire le propre dans les vieilles habitudes des végétaux des villes qui voudraient simplement faire comme dans leurs forêts et attendre patiemment que les feuilles d’une année viennent se décomposer tout doucement, posément, pour aider à verdir le printemps qui viendra. Mais entre les hauts murs de nos villes modernes, le temps est différent tout comme la lumière, le contraste, les moiteurs et tout ce qui fait la vie du moindre végétal. Ils n’ont plus d’habitudes, de repères, de balises, ni d’histoires de famille, les arbres dans les villes sont des déracinés
En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
Cornillon, Beaufortain, décembre 2023
Transparente, invisible et tangible, vulnérable et éternelle. Ici, la glace est saisonnière. Elle est venue se poser sur les ailes des fougères, installée tranquillement sur la surface d’une flaque, à la faveur d’une pluie, du plus froid, du plus chaud, de la neige transformée. Entre gel et dégel, elle oscille et hésite du liquide au solide. Elle fait des vagues, des plis et des drapés savants en souvenir de la nuit, de son froid qui la fige, qui empêche le mouvement. Une vitre qui protège le dehors du dedans, le dedans du dehors. Qui empêche de toucher, de sentir les odeurs, mais n’empêche pas les yeux de passer la frontière d’aller voir chez les autres, pour un petit coup d’œil, indiscret à souhait. Coup d’œil un peu spécial, le regard est dévié, il ondule et se perd à travers la surface qui refuse le trop plat, le banal, l’insipide. La surface est joueuse, elle se sait éphémère, se moque des conséquences et les fougères se plient aux caprices du génie échappé de la lampe, au passage du miroir, voire à une longue glissade dans un terrier sans fin. Voir les fougères danser, étreindre les longues herbes, taquiner les aiguilles d’une branche de sapin, c’est se permettre enfin un petit pas de côté, se dire que l’on pourrait juste en tendant la main, toucher le bleu du ciel, attraper les nuages, les croquer à pleines dents comme une barbe à papa, s’évader en enfant qui est vraiment pirate et hurler à la lune comme ferait un prisonnier qui ne sort que le jour dans la cour des promenades jusqu’à en oublier que les étoiles existent
En passant, petites images glanées au gré d'ici ou là.
D128. Image stéréoscopique, au large du port de New-York, un remorqueur, 21/11/1908.
Le musée départemental Albert-Kahn conserve les Archives de la Planète, un ensemble d'images fixes et animées, réalisé au début du XXe siècle, consacré à la diversité des peuples et des cultures.
Et c'est d'une richesse fantastique !
L’histoire du remorqueur s’étale sur deux images. Non pas une seule photo comme pour les autochromes, mais deux, en stéréoscopie : deux yeux, comme deux oreilles, stéréo tout autant. Pareil pour les narines, les mains, les pieds, les genoux et tout un tas d’autres choses. Symétrie et miroir, des choses qui vont par paire. Comme dans ces deux photos, celle de droite, celle de gauche, photos en noir et blanc, partir et revenir, ici et puis là-bas, devant et derrière, dedans et hors du champ de la photographie
Sur l’image de là-bas, les marins sont dedans. On ne voit personne dehors, et pourtant ils sont là puisque le bateau avance en laissant, bien visibles, un sillage sur la mer et de la fumée dans le ciel. Ils sont à la passerelle, au repos dans le carré ou bien à la machine comme tu étais toi-même, en haut à la passerelle, au repos dans le carré ou bien à la machine, dans les ports par ici, à Saint-Malo, au Havre, et même presque à Saint-Pierre. À Saint-Pierre, tu aurais eu encore plus de brume que sur la photo de New-York, autant de brume que sur les bancs, à la grande pêche à Terre-Neuve. Brume et brouillards des bancs, nuages gluants, rampants, sans hauteur, sans légèreté. Du fantôme malveillant, poisseux et détestable. Le brouillard de New-York, en novembre 1908, tu l’imagines aussi tout gluant et rampant, mais en plus, tu le sens sale. Sordide, crasseux, crado. Crachats d’usines et de cheminées, des rots de mégapole, haleine chargée, fétide, effluve de trop grande ville. On ne voit pas la ville mais tu sens son odeur.
À voir toutes ces fumées, tu sais ce sentiment de vouloir quitter le brouillard et de laisser flotter, au milieu de tes idées, la toute prochaine escale ou bien le port d’attache du bateau que tu as mené vers le grand large, ce bateau que tu remorques comme on donnerait la main à un enfant pataud qui ne saurait pas encore se déplacer tout seul. Des noms de ports exotiques, de ceux qui font rêver et choisir ce métier, des ports loin et très loin, dans un autre pays, dans un autre hémisphère, une autre dimension, dans les anciens grimoires des romans d’aventure. Des ports écrits en noir sur une carte plus bleue. Valparaiso, Shangaï, Calcutta, ou Tanger, Pondichéry, Vladivostok, Hambourg, et tous les autres. Destinations absentes des cartes du bateau, quand toutes les cartes du bord commencent par abords. Les abords des grands ports comme voyages avortés. Destinations lointaines perdues dans la fumée, quelle que soit cette fumée, des vapeurs du charbon, comme celles du diesel.
Le brouillard et les cartes ça reste le problème de ceux de la passerelle. À l’étage d’en dessous, ça sent déjà la soupe, un peu aussi l’huile chaude parce qu’est restée ouverte la porte de la descente pour aller aux machines. Les odeurs se mélangent, elles font une signature qui marque chaque bateau, chacun des équipages des remorqueurs du port. Les bottes des matelots, les vestes mouillées qui sèchent, la cuisine épicée ou plus traditionnelle de chacun des cuistots.
Après l’étage d’en dessous, tu ne voudras plus descendre, la machine c’est l’enfer, tu protèges tes oreilles. Comment on faisait avant pour se garder du bruit, des bouloches de coton ? ou d’autres trucs de grand-mère ? Ou ils étaient juste sourds et puis c’était comme ça, rien de plus à en dire, conséquences regrettables de ces belles industries qui donnent du travail alors on ne se plaint pas. Quand on voulait parler, même en hurlant très fort, on ne s’entendait pas. On se faisait des signes, on se touchait l’épaule, on parlait en mimant, en faisant les gestes dans l’air. On parlait sans les mots. D’ailleurs on continue à se parler par les mains dès qu’on est aux machines.
Tu les vois sans les voir, les absents du bateau, tu les sens qui sont là dans la marche en avant, dans le sillage sur l’eau, la fumée dans les airs, tes semblables, tes frères qui font le métier de la mer. Et tu es un peu triste que cet opérateur, pourtant chauffeur lui-même ait choisi de les montrer rentrant sagement au port et encore plus qu’il ait choisi pour la photo un point de vue élevé qui les regarde de haut, les absents du bateau, de ces petits rats des bassins qui tournent et qui virevoltent sur le parquet salé
Texte écrit lors de l’atelier d’écriture organisé par l’association Lectures plurielles avec Hélène Gaudy, le 9 décembre 2023, Villa Caramagne, Chambéry Pour une balade dans les Archives de la planète : https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr. Et pour ceux qui le peuvent, une visite à ne pas manquer !
"De temps en temps", ça commence par la météo, et ça continue avec ce qui vient en tirant sur le fil
Devenant mitigé. Les chutes de neige de la nuit, au-dessus de 700/900 mètres, s’évacuent en bonne partie par l’Italie en milieu de matinée. Place à un temps changeant à l’arrière : entre éclaircies (franches en plaines) et paquets nuageux (nombreux sur les massifs) donnant de bien rares et faibles giboulées de neige résiduelles en montagne. Elles cessent totalement le soir. Températures minimales comprises entre +1 et +5 degrés. Températures maximales comprises entre +5 et +9 degrés. Isotherme 0° vers 1200 puis 800 mètres. Vent faible à modéré de Sud-Ouest puis Nord-Ouest. Prévisions Météo Alpes
Il neige. Il neige en blanc sur blanc, de gros flocons bien denses, épais et sûrs d’eux-mêmes, de leur état solide, du solide floconneux, de la neige à boules de neige. De la neige qu’on compacte à chacun de nos pas, qui grince comme si nous-mêmes étions de lourdes machines, de ces presses hydrauliques à odeur de graisse chaude. À chacun de nos pas, on écrase, on détruit, un moelleux de nuage, on passe du léger que chaque souffle entraîne, où il veut, quand il veut, au dur et au serré, de cet épais qui forme les parois des igloos, qui se transforme en glace, translucide et vivante, capable d’inventer elle-même son propre bleu. On perd le doux flocon et ses branches en étoiles, sa blancheur de papier, et sa manière à lui de dire le haut du bas, le dessous du dessus par le noir et le blanc quand il se pose, oiseau, sur les branches des arbres. Du noir et blanc, beaucoup, de la couleur, encore, un reste de feu d’automne, des feuilles restées fidèles, attachées à leur arbre, un bouleau à tronc blanc, clin d’œil au blanc sur noir pour quelque temps encore, un rappel d’il y a peu, rappel d’avant le blanc, un bout de transition rattrapé par le temps qui nous redit qu’on peut, en y regardant bien, lire la saison qu’il fait dans la couleur des feuilles comme chez Baudelaire on lit que les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats, mais qu’on y trouve aussi l’heure de l’éternité