Archives mensuelles : décembre 2021

Carnets de « Voyage en irréel » #5

Il était une fois... Dans cette série "carnets", toute l'histoire de "Voyage en Irréel", livre écrit à quatre mains avec Nicolas-Orillard-Demaire. Depuis avant l'idée jusqu'à après l'objet !

La relecture

 

Il y a relecture et relecture.

D’abord la re-lecture comme une lecture à nouveau, pour le plaisir de retrouver un texte, de se blottir encore dans ses recoins douillets, de se replonger dans l’ambiance, le style, les mots, ceux qu’on aime déjà et ceux qu’on a entr’aperçus trop rapidement lors de la lecture précédente, des silhouettes floues qu’on voudrait faire sortir du brouillard pour mieux les contempler, un morceau confus qu’on aimerait démêler. Des idées, des phrases, des images qui seront plus gouteuses encore, parce qu’à leur saveur s’ajoutera celle du souvenir. Les retrouvailles avec de vieux amis, presque de la famille. Celle-ci est un plaisir, gardons-la pour plus tard et surtout, pour les textes des autres.

L’autre relecture, c’est la relecture technique. Qu’importe le fond pourvu qu’on ait la forme et que cette forme soit conforme. Champ stérile, pincette orthographique, scalpel grammatical et aiguilles syntaxiques. L’âme disparait, ne reste que le corps. Cette relecture-là doit se faire d’un autre œil. Trouver les fautes qu’on a soi-même écrites, dans un texte sur lequel on a longtemps travaillé n’est pas simple. On s’est habitué à la bévue et elle est devenue familière, normale, rien ne choque, on repasse devant l’erreur sans la remarquer, alors qu’une fois pointée, elle nous semblera énorme, et on se demandera bien comment on a pu la laisser passer…

Pour cette partie du travail, j’étais donc la moins compétente, même si le temps aide ici aussi et fait clignoter, enfin, l’accord imparfait. Les yeux extérieurs deviennent les plus précieux. L’équipe de base a donc été renforcée pour cette phase délicate : merci J.P., J.C. et surtout D. qui a déniché le plus grand nombre de coquilles, et parmi les plus subtiles, celles qui vous font douter, vous font replonger dans les dictionnaires, Littré et autres Bescherelle et vous donnent ensuite la satisfaction d’avoir appris quelque chose.

Enfin il y avait les « fautes faites exprès ». La ponctuation : arrêter le lecteur, disposer des virgules bien visibles pour forcer à la pause, à prendre le temps d’apprécier chaque morceau de phrase séparément ou au contraire favoriser la fluidité, l’écoulement du texte en continu sautillant scintillant contournant sans ruptures les pierres comme les branches déposées dans son lit pour éviter l’ennui ? pour les formes poétiques, retour à la ligne et majuscules obligatoires en début de phrase ? Et les phrases nominales, les énumérations…

Et puis les fautes qui n’en seraient pas, qui se voudraient des références, des renvois, des images, fautes ou pas fautes ? Balade ou ballade ? Clin d’œil à Corto Maltese qui assume ses deux ailes dans la ballade de la mer saléeou monstruosité de cancre ?

Libertés également dans la construction des phrases, avec les questions qui en découlent. Une phrase sans verbe, encore une phrase ? une phrase sans majuscule, sans sujet, avec un seul mot ? Qu’est-ce qu’une phrase ? Et les répétitions, à bannir ? La musique des mots avant ou après la syntaxe ? jusqu’à une extension pour ces questions-là, sur le site des Enlivreurs, rubrique Blog, article « Dans l’infra-rouge »

Souvent il a fallu trancher, écouter, ou pas, les remarques et conseils, en discuter, réfléchir aux choix faits, à leur pertinence, leur intérêt pour le texte, pour le livre dans sa globalité, puisque l’objectif de tout ça reste évidemment dans l’intérêt du livre, pour qu’il ait à sa sortie le plus beau des sourires, des dents blanches éclatantes, sans la feuille de persil coincée entre les dents…

 

Rappels :

Pour d’autres images de Nicolas : http://nod-photography.com

Et pour commander le livre « Voyage en Irréel » : https://spoteditions.sumup.link

Dans l’infra-rouge

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Du Baudelaire. Mais pour l’histoire en cours, je l’ai écrit comme ça, sans guillemets ou autre marque de citation, alors que ça n’est pas de moi. Je n’ai pas conçu cette phrase, même si maintenant je l’ai adoptée et que je ne la quitterai plus, puisqu’elle va si bien à mon personnage. Mais j’ai gardé les majuscules des vers, même au milieu de la phrase. Et un point à la fin. Je me suis même permis de changer un mot, le premier, dans le poème le verbe est « ouvrait », pas « ouvrant ». Je ne sais pas si ça se fait, mais à ce moment-là, c’était ça qu’il me fallait, exactement ça. Cette phrase-là. Ou rien.


Ma main a écrit à ma place. Humeur macabrement poétique. Vers et vers. Succession d’anneaux, succession de mots, liés l’un à l’autre et qui forment un tout, une nouvelle entité. Une phrase ? depuis le temps que j’écris, que je fais donc des phrases, je ne me suis jamais posé la question de savoir ce qu’est une phrase. Vraiment posé la question. Sans regarder dans le dictionnaire, définir une phrase à partir de l’habitude, de la pratique de lire et d’écrire ? Ces phrases que je construis sans le savoir, comme un petit enfant apprend sa langue maternelle, en écoutant, en répétant, en la voyant écrite, en écrivant à son tour, sans grammaire ni syntaxe. Sans théorie pesant sur la pratique.

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Déformation scientifique, mathématique : partir de la base, de l’atome, de l’axiome. Le mot est la base. Une phrase c’est plusieurs mots. Comme le ver et ses anneaux. Ou même un seul mot. Donc une phrase c’est un assemblage d’un plusieurs mots. Assemblage pour un seul mot ? ça ne marche plus. Le cas d’une phrase d’un seul mot, il suffit d’en faire un cas particulier, pas de problème en français, les cas particuliers. Ensuite les éléments de base, les mots appartiennent à tout le monde, ils sont dans le dictionnaire. Mais certains assemblages sont « brevetés », ils sont associés au nom de la première ou du premier qui l’aura utilisé. Le changer, c’est se l’approprier ? Le voler puis le retailler en faussaire dans le cas de mon vers de Baudelaire ? Ou un hommage ? Respect, reconnaissance ? Admiration ? je m’éloigne de la question.

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Je pars là-dessus. « Une phrase est un assemblage de mots ». Majuscule, point, tiret, slash, blanc…. Juste là pour séparer les phrases, pour aider le lecteur. Pour qu’il respire au bon endroit quand il lit, qu’il s’arrête pour mastiquer sa phrase et puisse l’avaler, la goûter, la savourer peut-être, avant d’en reprendre une autre bouchée. Pas sûre qu’ils soient indispensables, surtout à voix haute, on lira les virgules, même là où il n’y en a pas. C’est une aide, des indications de pauses, de cuillerées. Ensuite, ce qui différencie aussi une phrase d’un vulgaire tas de mots pris au hasard, c’est le sens. Je m’enlise : maintenant il me faudrait définir le « sens » … Donnons donc au « sens » le sens commun, pour éviter l’abîme, le vertige des définitions infinies. Dans la phrase, celui qui écrit dépose son sens, le lecteur y trouve le sien. Souvent le même, c’est l’idée. Mais tout autour du sens visible d’une phrase, en infra-rouge, ou en ultra-violet, viennent se loger les sous-entendus, allusions, images, figures de style, implicite….

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.

 

L’implicite. L’image, le choix du vocabulaire, l’agencement des mots, la grammaire, la conjugaison, la forme, le fond. Vertige encore, de l’infinité des paramètres. Détourner des usages, parler avec les yeux, faire siffler l’assonance dans le silence des pages qu’on tourne. Laisser le lecteur travailler, s’approprier le texte pour mieux le faire sien, le laisser s’impliquer pour mieux pouvoir l’emmener où on voudrait l’emmener. La phrase c’est la carte avec ses limites et ses frontières, mais c’est aussi la graine qui faire naître le paysage chez le lecteur. La partie de la phrase qu’on ne maitrise pas, pas complètement, pas toujours autant et pas toujours comme on le voudrait, ce serait elle, la plus importante ?  On en joue. Jeu risqué, mais qu’on joue avec délice, sinon, qui lirait ? qui écrirait ?

Un jeu ? Sérieux comme tous les vrais jeux ?

 

Une charogne. Ouvrant d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.