Archives mensuelles : novembre 2021

Faites parler les images #7

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Paradis artificiels

Le 13. C’est mon seau, mon tabouret, mon bateau, celui qui va me rapporter du poisson à vendre pour une fortune. Le 13, ce sera mon nombre porte-bonheur. Le boutre va rentrer les cales pleines, la lune est là, elle luit dans son lit, c’est bon signe. J’en suis certain, je vais pourvoir changer de vie, partir, tout arrêter et recommencer. Ailleurs et mieux. Enfin…

Cette nuit, pourtant, quand bonnes résolutions et détermination se seront assoupies, je reviendrai sur cette plage. Il y aura dans un recoin du bateau de quoi faire revivre mes fantômes. Ces petites feuilles vertes comme mon seau marqué du 13, vertes comme ma chemise préférée, vertes comme mon désespoir. Cette herbe qui me prend tout pour m’égarer quelques heures à peine dans mes paradis artificiels, mes illuminations. À mes côtés il y aura Neema dans son voile rose pâle. Elle aura posé contre sa cheville la bassine assortie à son masque. Elle aura les mains libres pour sculpter sa silhouette et abandonnera sur moi son regard d’amnésie. Elle m’avalera de ses quenottes de nuage, perdues au milieu du sourire que j’ai tant aimé, celui qui tant de nuits m’a englouti.

Plus loin sur la plage, Henry se tiendra un peu à l’écart du groupe, juste à la limite de l’eau, hors d’atteinte de la petite vaguelette domptée par un sirop de zéphyr, elle viendra telle sa mer, se coucher à ses pieds. Ce sera le moment de laver les perles, de les compter, de voir ce qu’il pourra escompter en obtenir, combien et de qui. Ses yeux à lui sont dans les chiffres, il voit jusqu’à sa main, jusqu’à sa poche. Tout ce qu’il y aura après, Henry ne verra pas, il ne voit que lui-même derrière les perles, le café, l’opium et les armes. Henry qui m’encourage de ces petites feuilles vertes, qui m’encourage toujours à remplir le bateau de ces choses qui m’égarent, qui me perdent.

Tout ça j’aurais aimé l’écrire, que la vie tout entière puisse passer par mes mots, que mes vers vous déplacent dans le temps et l’espace brodés de sentiments, de senteurs, de frissons, de malheur ou de joie. Mais je ne suis pas poète. Je suis juste maudit. Assis sur cette plage attendant le poisson qui me fera survivre, attendant le poison qui me fera sombrer, ivre comme un bateau.

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Faites parler les images #6

"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !

Souvenirs du Maroc

Un morceau de toile bleue maintenue par quatre pierres et dessus, la liste des souvenirs qu’ils rapporteront du Maroc. Théière en aluminium, dromadaire miniature en tissus, narguilé pour non-fumeurs, bracelets de toutes formes plus ou moins argentés, colliers de grosses perles, pendentifs, …. Une ligne de plus dans l’étagère à souvenirs, ils auront « fait » le Maroc. Ils ramèneront chez eux ce qui s’achète, laisseront ce qui s’échange, ce qui n’a pas de prix. Ils laisseront Houssin à ses babioles, ne garderont de lui que le sourire franc et le regard clair, la barbichette espiègle et le turban ironique sur un selfie où ils prendront eux-mêmes la plus grande place. « Choukrane ». Peut-être iront-ils jusqu’à regretter son habillement, jeans troué, débardeur et baskets, bien trop éloigné de l’idée qu’on leur avait vendue des tenues traditionnelles, pourtant si bien adaptées aux chaleurs infernales de ces latitudes inhumaines.

Eux, ce sont les « tout-tristes », ces touristes qui survolent, les yeux plus souvent dans leur guide bleu, vert, rouge ou bariolé que sur les paysages, les villes, les villages et les gens qu’ils croisent. Pour eux, Houssin fait partie des quarante voleurs, au mieux il est Ali Baba, celui qui vole les voleurs. D’ailleurs c’est écrit dans leur guide : il faut marchander avec les vendeurs de souvenirs…. Et donc, ils marchandent. Au mieux s’essayent à ce genre de discussion, mais en oubliant qu’il s’agit surtout d’un échange et qu’il faut y mettre les formes. Demander des nouvelles, compatir, se réjouir, pleurer, même, en cas de triste nouvelle, avant d’évoquer le bijou ou le dromadaire en skaï qui ferait pourtant si bien dans l’étagère du salon ou au bras de mamie. 

Pour d’autres résidents du camping qui passent devant son étal de tissus bleu, Houssin est Aladin, ils vont sûrement lui acheter une lampe merveilleuse ou au moins une théière magique qui donnera au thé à la menthe dans leur petite ville de banlieue, le goût des montagnes et la couleur sable des grands espaces du sud marocain. Ceux-là viennent acheter du rêve, et pour être sûrs que leur souvenir contiendra bien ce qu’il faut de merveilleux, ils placeront eux-mêmes un baluchon de féerie sur le dos de leur dromadaire miniature en tissus rayé. Ceux-là sourient déjà davantage que les tout-tristes qui forment la majorité de ses clients. Ils ont sûrement un guide dans leur sac à dos, mais ils ne le lisent pas en marchant et ne suivent pas ses conseils à la lettre. 

Enfin, parfois, Houssin croise des voyageurs. Ceux-là ont le temps et ils n’ont pas de guide. Ou s’ils en ont un, ils ne se gênent aucunement pour tourner à droite quand le guide dit à gauche. Simplement parce que c’est joli, parce qu’ils seront mieux placés pour le coucher de soleil, parce qu’un petit garçon leur aura fait signe sur le bord de la route, ou simplement pour ne pas suivre le guide et trouver un peu de solitude. Avec les voyageurs, Houssin échange. D’humain à humain, d’égal à égal, pas de visiteur à visité. Pas sur la météo ni les relations commerciales de son pays avec la Chine autour de sa marchandise, mais plutôt sur la vie, sur l’art et pas seulement l’artisanat, sur les histoires qu’on lui contait quand il était petit et qui l’ont aidé à construire ses valeurs, ses croyances et ses convictions d’homme. Quand ils lui parlent, les voyageurs ne regardent pas leur montre. Ils ont le temps, ou au moins ils le prennent, pour parler avec lui. 

Pourtant, voyageurs, touristes et même tout-tristes, Houssin les aime tous. Il essaye de donner à chacun quelque chose en plus, une sorte de supplément merveilleux pour emballer le souvenir qu’ils lui auront acheté. Quand, à la fin de journée il a su mettre un peu d’éblouissement dans le regard de ceux qui sont passés devant lui, il considère que c’est une journée réussie et il rentre chez lui heureux, sur son tapis volant bleu.

Pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-6/

Faites parler les images #5

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Échange

L’œil polisson sous des sourcils encore noirs, quelques fines lignes sur le front haut, feu d’artifice de cheveux blancs, sourire en coin, chemise à carreaux bien repassée aux manches retroussées. Il regardait passer la vie et les touristes depuis le pas de sa porte. Quand elle a montré son appareil photo pour signifier qu’elle souhaitait faire son portrait, l’homme a commencé par sourire encore plus largement, puis il a fait signe d’attendre, les deux mains largement appuyées contre le temps pour le stopper dans son élan. Un petit signe de tête pour s’assurer qu’elle avait bien compris avant de tourner les talons pour s’empresser de rentrer chez lui et en ressortir, équipé d’un appareil photo. Un vieux compact aussi lourd qu’un pavé et avec à peu près autant de possibilités de réglages, un zoom qui fait autant de bruit qu’un Boeing au décollage, un flash allongé en haut à gauche pour qu’on mette systématiquement le doigt devant, et un écran à l’arrière en guise d’hommage à l’inventeur de l’escalier : une antiquité. Mais plus que brillant : étincelant, sûrement frotté et bichonné depuis le début à chaque sortie de son emballage.

Le soir en attendant que mes nouilles refroidissent un peu pour éviter de me brûler une fois de plus, j’ai repensé à ce portrait, à cet échange de portraits plutôt, entre la photographe et le vieil homme. Il s’est passé quelque chose entre eux, sans les mots qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre, mais avec les gestes, le regard, les attitudes. Chacun avait trouvé en l’autre une émotion, un intérêt, un attendrissement, une raison de s’arrêter, de garder un souvenir de ce moment et de cette rencontre. Ces deux portraits en miroir seraient beaux, même flous, mal cadrés ou surexposés, ils seraient beaux de l’échange qui avait eu lieu. 

Faire un portrait, surtout en voyage, c’est facile. Deux personnes, un appareil. Voilà. Ça fera un rappel du périple, des vacances, du moment, du lieu. On dit « prendre une photo » et prendre sans autorisation, c’est bien du vol, non ? Photo « volée » donc, prise à la sauvette tout en marchant, par la portière de la voiture, concours de circonstance, coup de chance voire résultat d’une transaction financière… Le visage, souriant ou non, la couleur de peau, la couleur des yeux, la coiffure, les habits seront un témoignage de l’endroit et de l’époque. Un peu de décor donnera encore plus d’indications, mais l’essentiel, dans un portrait doit rester le visage. Il sera donc le plus souvent centré. Un souvenir. Comme une carte postale, un paysage ou un bibelot. La photo d’un enfant qu’on ne connaissait pas et qu’on ne connaitra pas finira épinglée dans le salon, alors qu’on trouverait incongru, presque choquant de voir chez les parents de cet enfant-là, sur le mur d’une case, d’une hutte, d’une cabane, d’un pavillon propret, d’une maison en terre ou d’un gratte-ciel, le portrait d’un de nos propres enfants. 

La différence entre un portrait et un beau portrait n’est pas dans la technique, le cadrage, l’exposition, le temps de pose, l’objectif… Elle est dans le regard, dans l’autorisation, dans la rencontre qui a eu lieu. Ça ne se mesure pas, ne se jauge pas, ne se compte pas. Mais ça se ressent. Le portrait sera beau quand il y aura un échange, un vrai échange entre humains qui se respectent, à égalité. Un partout, l’image au centre. Comme ce jour-là où la photographe et le vieil homme se sont quittés en se saluant, bustes inclinés, mains jointes. Et sourire aux lèvres, tous les deux. 

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Faites parler les images #4

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Les rideaux

Violet ? Orange, peut-être c’est plus lumineux. Avec des motifs ? Évidemment ! Vert ? Ça ferait penser au printemps. Ou bleu pour rappeler le lac en été. Marron, ? Non, pas marron, c’est tout triste. Ou orange foncé. C’est pas mal non plus orange foncé. Pour la matière, je préfère quand ça brille. Donc pas du coton. Le coton est peut-être plus naturel que le polyester, mais c’est mat, ça n’accrochera pas la lumière. Ensuite, quel que soit le tissu, ils sont tous suffisamment épais pour qu’on ne puisse pas voir l’intérieur de la bania quand on sera dehors. C’est bien ça qui compte pour des rideaux ! Elle se sentira sûrement mieux comme ça. Il y aura moins de lumière mais plus d’intimité à l’intérieur de la cabane pour le bain. Sans oublier le côté esthétique. J’ai l’impression que les femmes aiment bien les rideaux, lorsque j’y repense, ma mère et surtout ma grand-mère y prêtaient beaucoup d’attention, aux rideaux.

Je trouve ça bien que l’institut d’ornithologie embauche des femmes maintenant. Au début j’étais un peu inquiet quand Sergueï est parti à la retraite. On faisait vraiment une bonne équipe tous les deux. Mais comme c’est l’institut qui constitue les binômes et qu’on n’a rien à dire, j’aurais pu tomber sur ce poivrot de Vladimir ou sur l’ancien équipier de Sergueï, celui avec qui il avait fini par se battre. Là, je pense qu’avec Natalia, j’ai eu de la chance. Pour la compétence, je ne me pose aucune question : quand on a le diplôme à vingt-trois ans et avec les honneurs, pas de doute, elle saura faire la différence entre un héron et une mouette ! Je ne pense pas non plus que les marches avec le sac à dos ou les affuts de nuit lui poseront problème : elle a des mains presque aussi grandes que les miennes et des épaules solides, malgré sa silhouette très féminine.

C’est juste pour ça que je m’interroge. Un peu.  C’est une femme, et je n’ai jamais fait de campagne de comptage avec une femme, encore moins pour six mois. Mais je ne vois pas où ça pourrait poser problème finalement. Elle saura compter les oiseaux et les reconnaitre, c’est tout ce qui compte. Pour l’organisation de la vie à la cabane, on fera comme avec Sergueï, une semaine de corvées chacun son tour et les gros travaux en commun. Mais je pense quand même qu’on va bien se comprendre. Quand elle sourit j’ai aussi envie de sourire. Elle a de jolies dents blanches toutes bien alignées : elle chique sûrement moins que Sergueï !

C’est juste son regard, avec ses grands yeux sombres qui me gênent un peu : quand elle me parlait la semaine dernière, j’avais l’impression d’avoir des papillons dans l’estomac … J’essayerai de ne pas trop la regarder, voilà tout. Par contre, elle sentait vraiment bon la dernière fois que je l’aie vue à l’institut. Il va falloir que je me lave plus souvent et il faut absolument que je passe chez le coiffeur avant de partir ! Je vais peut-être acheter un deuxième bonnet aussi. Pour pouvoir laver le mien. Pour les fleurs en plastique que j’ai vues chez le marchand du bout de la rue, j’hésite encore. Ça mettrait un peu de couleur dans la cabane cet hiver. Mais il ne faudrait pas qu’elle trouve ça déplacé. On sera simplement des collègues de travail, après tout…

 

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Faites parler les images #3

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Français langue étrangère

– Pour l’écriture, c’est encore plus compliqué. Ça se lit de gauche à droite et de haut en bas. Ils n’ont pas un système comme le nôtre avec une idée ou une chose qui correspond à un symbole. Regarde. Ils utilisent ce qu’ils appellent un alphabet. C’est vingt-six petits dessins qu’ils appellent lettres et qu’ils combinent entre eux pour faire des sons et des mots. Leurs dessins sont bizarres, il y a des ronds, des traits, des rivières, des montagnes, des vallées, des râteaux penchés, des échelles… En plus ça change quand les lettres sont au début des mots, on les dessine autrement. Quand on lit ce que quelqu’un a écrit à la main ou si c’est imprimé c’est encore différent…. Vraiment pas simple. À la base, c’est un système phonétique, mais ils rajoutent des choses au-dessus des lettres, des accents, qui changent le son, il y a aussi des lettres qu’on ne prononce pas même si elles sont dans le mot ou des associations de lettres qui font des sons nouveaux très compliqués à prononcer. Comme « ou ». Alors tu vois, avant de commencer à t’apprendre, je voudrais être sûr, savoir que tu es vraiment motivé et que tu vas t’accrocher. C’est difficile le français, tu sais.

– Oui, je sais, Tchang m’a expliqué. Mais il m’a aussi expliqué pourquoi il aime tant cette langue. Moi aussi je veux parler, lire et écrire le français. Il m’a dit que la France était le pays des droits de l’Homme. Il paraît même qu’un jour, un certain monsieur Zola a écrit un article dont le titre était « J’accuse !» pour défendre un homme injustement accusé. L’article est vraiment paru dans le journal, sans être coupé ni même censuré. L’auteur n’est même pas allé en prison et l’homme a été réhabilité ! Tchang dit aussi que c’est en français que sont écrits les plus beaux textes sur l’amour et les poèmes sur la liberté qui font pleurer. Même les meilleures bandes dessinées sont en français, les auteurs sont Belges, mais ils écrivent dans cette langue. J’apprendrais l’histoire avec les Gaulois, le petit guerrier moustachu et le gros livreur de menhirs. Sans oublier les romans policiers. Agatha Christie et compagnie, c’est bon pour ma grand-mère, mais les polars français, ils parlent de la société mieux que les professeurs à l’université. En plus, on dit que la cuisine française est délicieuse. Sans oublier le vin, le fromage, le pain tout craquant et les gâteaux…

– Il n’y a pas que ça qui te donne envie d’apprendre le français, si ? De quoi il t’a parlé d’autre, Tchang ?

– Ben… Tu sais, Tchang travaille à l’hôtel et ils ont le satellite pour les clients. Comme c’est sous-titré, on a même les paroles des chansons. C’était Jacques Brel ce jour-là. Ne me quitte pas. J’ai pleuré, Lu-Hsing, pour une chanson que je ne comprenais pas… Alors une langue dans laquelle ont peut faire des chansons comme celle-là, c’est une langue qui transforme les mots en sentiments quand tu les prononces, légers comme des papillons, doux comme des nuages, précis comme des lames et beaux comme des cerisiers en fleur…

Alors, même si c’est difficile, apprends-moi le français Lu-Hsing. S’il te plaît… *

 

* En français dans le texte. NdT

 

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