"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !
Paradis artificiels
Le 13. C’est mon seau, mon tabouret, mon bateau, celui qui va me rapporter du poisson à vendre pour une fortune. Le 13, ce sera mon nombre porte-bonheur. Le boutre va rentrer les cales pleines, la lune est là, elle luit dans son lit, c’est bon signe. J’en suis certain, je vais pourvoir changer de vie, partir, tout arrêter et recommencer. Ailleurs et mieux. Enfin…
Cette nuit, pourtant, quand bonnes résolutions et détermination se seront assoupies, je reviendrai sur cette plage. Il y aura dans un recoin du bateau de quoi faire revivre mes fantômes. Ces petites feuilles vertes comme mon seau marqué du 13, vertes comme ma chemise préférée, vertes comme mon désespoir. Cette herbe qui me prend tout pour m’égarer quelques heures à peine dans mes paradis artificiels, mes illuminations. À mes côtés il y aura Neema dans son voile rose pâle. Elle aura posé contre sa cheville la bassine assortie à son masque. Elle aura les mains libres pour sculpter sa silhouette et abandonnera sur moi son regard d’amnésie. Elle m’avalera de ses quenottes de nuage, perdues au milieu du sourire que j’ai tant aimé, celui qui tant de nuits m’a englouti.
Plus loin sur la plage, Henry se tiendra un peu à l’écart du groupe, juste à la limite de l’eau, hors d’atteinte de la petite vaguelette domptée par un sirop de zéphyr, elle viendra telle sa mer, se coucher à ses pieds. Ce sera le moment de laver les perles, de les compter, de voir ce qu’il pourra escompter en obtenir, combien et de qui. Ses yeux à lui sont dans les chiffres, il voit jusqu’à sa main, jusqu’à sa poche. Tout ce qu’il y aura après, Henry ne verra pas, il ne voit que lui-même derrière les perles, le café, l’opium et les armes. Henry qui m’encourage de ces petites feuilles vertes, qui m’encourage toujours à remplir le bateau de ces choses qui m’égarent, qui me perdent.
Tout ça j’aurais aimé l’écrire, que la vie tout entière puisse passer par mes mots, que mes vers vous déplacent dans le temps et l’espace brodés de sentiments, de senteurs, de frissons, de malheur ou de joie. Mais je ne suis pas poète. Je suis juste maudit. Assis sur cette plage attendant le poisson qui me fera survivre, attendant le poison qui me fera sombrer, ivre comme un bateau.
Pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-7/