"Faites parler les images" est un atelier d'écriture en ligne, mis en place et animé conjointement avec la photographe Céline Jentzsch. À retrouver sur son site, rubrique blog, en compagnie de ses plus belles images !
Échange
L’œil polisson sous des sourcils encore noirs, quelques fines lignes sur le front haut, feu d’artifice de cheveux blancs, sourire en coin, chemise à carreaux bien repassée aux manches retroussées. Il regardait passer la vie et les touristes depuis le pas de sa porte. Quand elle a montré son appareil photo pour signifier qu’elle souhaitait faire son portrait, l’homme a commencé par sourire encore plus largement, puis il a fait signe d’attendre, les deux mains largement appuyées contre le temps pour le stopper dans son élan. Un petit signe de tête pour s’assurer qu’elle avait bien compris avant de tourner les talons pour s’empresser de rentrer chez lui et en ressortir, équipé d’un appareil photo. Un vieux compact aussi lourd qu’un pavé et avec à peu près autant de possibilités de réglages, un zoom qui fait autant de bruit qu’un Boeing au décollage, un flash allongé en haut à gauche pour qu’on mette systématiquement le doigt devant, et un écran à l’arrière en guise d’hommage à l’inventeur de l’escalier : une antiquité. Mais plus que brillant : étincelant, sûrement frotté et bichonné depuis le début à chaque sortie de son emballage.
Le soir en attendant que mes nouilles refroidissent un peu pour éviter de me brûler une fois de plus, j’ai repensé à ce portrait, à cet échange de portraits plutôt, entre la photographe et le vieil homme. Il s’est passé quelque chose entre eux, sans les mots qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre, mais avec les gestes, le regard, les attitudes. Chacun avait trouvé en l’autre une émotion, un intérêt, un attendrissement, une raison de s’arrêter, de garder un souvenir de ce moment et de cette rencontre. Ces deux portraits en miroir seraient beaux, même flous, mal cadrés ou surexposés, ils seraient beaux de l’échange qui avait eu lieu.
Faire un portrait, surtout en voyage, c’est facile. Deux personnes, un appareil. Voilà. Ça fera un rappel du périple, des vacances, du moment, du lieu. On dit « prendre une photo » et prendre sans autorisation, c’est bien du vol, non ? Photo « volée » donc, prise à la sauvette tout en marchant, par la portière de la voiture, concours de circonstance, coup de chance voire résultat d’une transaction financière… Le visage, souriant ou non, la couleur de peau, la couleur des yeux, la coiffure, les habits seront un témoignage de l’endroit et de l’époque. Un peu de décor donnera encore plus d’indications, mais l’essentiel, dans un portrait doit rester le visage. Il sera donc le plus souvent centré. Un souvenir. Comme une carte postale, un paysage ou un bibelot. La photo d’un enfant qu’on ne connaissait pas et qu’on ne connaitra pas finira épinglée dans le salon, alors qu’on trouverait incongru, presque choquant de voir chez les parents de cet enfant-là, sur le mur d’une case, d’une hutte, d’une cabane, d’un pavillon propret, d’une maison en terre ou d’un gratte-ciel, le portrait d’un de nos propres enfants.
La différence entre un portrait et un beau portrait n’est pas dans la technique, le cadrage, l’exposition, le temps de pose, l’objectif… Elle est dans le regard, dans l’autorisation, dans la rencontre qui a eu lieu. Ça ne se mesure pas, ne se jauge pas, ne se compte pas. Mais ça se ressent. Le portrait sera beau quand il y aura un échange, un vrai échange entre humains qui se respectent, à égalité. Un partout, l’image au centre. Comme ce jour-là où la photographe et le vieil homme se sont quittés en se saluant, bustes inclinés, mains jointes. Et sourire aux lèvres, tous les deux.
Pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-5/